Portrait – Inna Sahakian par Marine Tuloup

 

Inna Sahakyan 2022 portrait

« Aurora’s Sunrise » d’Inna Sahakian était présenté cette année dans la sélection contrechamps du festival d’Annecy. J’ai eu la chance de rencontrer la réalisatrice pendant le festival au petit déjeuner LFA auquel nous l’avions conviée pour parler de son film, puis de poursuivre nos échanges au cours d’un entretien en juillet dernier.

« Aurora’s Sunrise » évoque le génocide Arménien de 1915 à travers l’histoire d’Aurora Mardiganian. C’est un film bouleversant et nécessaire, qui donne de la force en même temps qu’il illustre la part la plus sombre de l’humanité.

Ce long métrage d’animation documentaire retrace l’histoire d’Archaluys Martikian, survivante du génocide perpétré en 1915 par l’empire Ottoman à l’encontre de sa population Arménienne. 

Après avoir vu périr les siens et échappé à la mort, Archaluys Martikian se réfugie aux États Unis où elle espère retrouver son frère aîné. Elle publie pour cela des annonces dans différents journaux et commence à raconter son histoire. En 1918, son récit paraît dans « Ravished Armenia”, un livre vendu à des milliers d’exemplaires. Des producteurs hollywoodiens lui proposent d’adapter son histoire au cinéma. Ils lui proposent aussi de jouer son propre rôle dans le film. A seulement 18 ans, celle qui se nomme désormais Aurora Mardiganian va dans « Auction of souls » rejouer devant la caméra les atrocités qu’elle avait réussi à fuir. 

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Quelles sont vos inspirations cinématographiques ? Pourriez vous nous raconter votre parcours de cinéaste ?

Le cinéma a toujours été présent pour moi. Bien sûr, je pense assez immédiatement aux « maîtres », Andreï Tarkovski ou Sergueï Paradjanov, mais je pense aussi au cinéma de mon enfance, qui occupait déjà une place bien particulière. Mes parents nous emmenaient une fois par semaine voir des films étrangers. Ce rendez-vous hebdomadaire était pour moi une institution et j’ai découvert une multitude de films, parmi lesquels des films français…. avec Alain Delon!

Je rêvais de faire des études de cinéma. Mais, quand j’ai dû choisir mon cursus dans les années 1990, l’Arménie était en guerre contre l’Azerbaïdjan, et nos conditions de vie étaient vraiment très dures. Mes parents m’ont expliqué que le contexte était trop difficile pour entreprendre de telles études. Cela n’avait pas de sens pour eux… Ils étaient tous les deux ingénieurs, et auraient préféré me voir choisir un métier plus pragmatique. J’ai fini par les convaincre, comme une forme de compromis, de me laisser étudier l’histoire de l’art, à défaut du cinéma. 

Au début des années 2000, je cherchais un petit boulot et j’ai répondu par hasard (ou pas, car j’ai envie de croire en une sorte de destinée) à une annonce pour un poste de responsable administrative d’une petite société de production de films documentaires, Bars Media. Il s’agissait de répondre au téléphone et de gérer des tâches très administratives. Au fil du temps, j’ai commencé à m’impliquer dans leurs projets, en tant qu’assistante de production, assistante réalisatrice, et au bout de trois ans, on m’a confié mon premier projet en tant que réalisatrice, un film institutionnel. Ils m’ont vraiment donné ma chance et j’ai grandi avec eux. Vingt ans plus tard, j’y travaille encore (Inna est aujourd’hui vice-présidente et productrice de Bars Media.) J’y ai réalisé et produit tous mes films. C’est une sorte de grande famille ; nous produisons nos projets tou·te·s ensemble, c’est un vrai travail d’équipe. 

En 2007, j’ai commencé à travailler sur mon premier documentaire, que j’ai coréalisé avec Arman Yeristyan:The last tightrope walker in Armenia« . Nous avons suivi deux maîtres du funambulisme dans leur quête pour trouver les jeunes gens qui prendraient leur relève, alors que cet art de tradition Arménienne commençait à disparaître. Le film a eu une très belle carrière internationale.

Puis, dans les années qui ont suivi, j’ai produit plusieurs projets et laissé de côté la réalisation de documentaires.

 

Vous étiez en manque d’inspiration? 

Je venais surtout d’avoir mon second enfant (rire), et je me suis consacrée à la production de projets de collègues. J’ai aussi réalisé quelques séries documentaires pour des télévisions locales pendant cette période. Puis en 2014, j’ai commencé à travailler sur Aurora, que je mettrai donc 7 ou 8 ans à terminer… En parallèle, j’ai réalisé “Mel”, un documentaire retraçant le parcours de Mel, un haltérophile Arménien transgenre dont la transition a bouleversé le statut et la carrière…

 

Comment avez-vous eu l’idée du film?

Je faisais des recherches pour préparer un film sur le centenaire du génocide Arménien. Parcourant les archives du Zoryan institute of Toronto qui recense des centaines d’interviews de survivants du génocide, j’ai découvert le témoignage d’Aurora Mardiganian. C’était une interview filmée en VHS, que j’utilise dans le film. Ça a été un choc. Je connaissais vaguement son nom mais je n’avais aucune idée de sa vie. La manière si vivante dont elle racontait son histoire était incroyable, notamment cette façon d’évoquer son enfance heureuse de manière si joyeuse. Son interview m’a totalement captivée. Puis, j’ai trouvé une seconde interview et approfondi mes recherches grâce à des  articles, à son livre, et à des extraits du film “Auction of souls”. 

Nous avons constitué en interne une petite équipe de recherche et j’ai commencé à écrire en parallèle, ajustant le récit au fur et à mesure de notre enquête. Pour moi, le cinéma est avant tout un art collectif (à fortiori l’animation !) et j’ai eu la chance d’être bien entourée. Quand j’explique notre travail, j’évite de parler à la première personne, car les films sont vraiment le fruit d’un travail collaboratif.  Nous avons réfléchi ensemble à la manière dont on pourrait construire le film sur la base de ces témoignages. Comment raconter son histoire ?

 

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Pourquoi avez-vous choisi de réaliser ce documentaire en animation? 

Nous avons immédiatement pensé à l’animation car nous voulions faire un film “différent”, y mettre de la beauté, utiliser des symboles, des couleurs, faire vivre ces souvenirs de la manière la plus juste qui soit.

La direction artistique est le fruit du travail commun de notre directeur artistique Tigran Araqelyan , du main illustrator Gediminas Skyrius et du lead character illustrator Rimas Valeikis

Nous avons eu du mal à garder la cohérence de la direction artistique sur la totalité du film car la fabrication a duré très longtemps, a impliqué beaucoup de monde, a été interrompue par le covid, puis par la guerre. Difficile d’assurer une continuité sur la longueur ! Par exemple, les personnages ont glissé à un moment d’un rendu graphique à un rendu plus réaliste.  Nous nous sommes efforcés de retrouver la direction initiale, il a fallu rester vigilants. 

Nous avons commencé à travailler sur un procédé de cut out classique, qui avait bien fonctionné pour les 3 minutes du teaser, mais qui, sur la longueur, ne fonctionnait plus. Avec nos coproducteurs lituaniens, nous avons décidé de tourner les séquences en prise de vue réelle comme référence.

Nous tournions sur fond vert et devions éviter que les comédiens ne “se croisent” (pour garder intacte la référence qui servirait à la fabrication du cut out). Nous avons donc tourné tous les personnages de manière séparée. Le tournage a duré environ 5 à 6 semaines. Comme je n’avais pas d’expérience en tournage de fiction, le tournage a été confié au formidable réalisateur Ruben Ghazaryan, qui a aussi monté le film. L’animatique, qu’il a monté sur la base des rushes, a servi de base de travail par la suite aux illustrateurs et aux animateurs du film.

Nous avons géré le son en post production (nous avons nous même joué plusieurs personnages).

 

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Quelles étaient vos inspirations en animation ? 

Valse avec Bashir, Persepolis, Flee, Another Day of life…parmi tant d’autres…

La narratrice tient vraiment une place importante. Comment avez-vous construit le récit, quelle est la part de fiction et de documentaire dans le film   ?

La majeure partie du récit est basée sur les interviews d’Aurora, donc totalement documentaire. Mais nous avons dû compléter ou adapter certains passages pour la fluidité de la narration.

Nous nous sommes basé·es pour cela sur différentes sources dont “Ravished Armenia », le livre qui raconte son histoire, ou quelques extraits du scénario du film « Auction of souls” mais très peu car ce film est très fictionnel. Nous nous sommes aussi basé·es sur d’autres témoignages du Zoran Institute pour veiller à respecter la réalité historique du génocide. Enfin, nous avons également utilisé beaucoup d’articles parus à la sortie d’”Auction of souls”, comprenant des interviews d’Aurora à cette époque, des éléments de promotion, ou des critiques ou débats autour du film à sa sortie.

Et comment incarner cette voix avec autant de justesse ? 

Nous avons cherché très longtemps une voix. La personne qui a prêté sa voix au film est Arménienne et vient de la même région qu’Aurora. Nous avons fait du casting sauvage et nous avons trouvé cette jeune fille, journaliste, qui s’est emparée du rôle. Je ne cherchais pas une comédienne. Il fallait trouver une authenticité, une fidélité au dialecte et à la manière de le prononcer. 

Nous avons mis du temps à trouver la bonne manière d’enregistrer le texte. Comment trouver le ton juste et garder une certaine spontanéité ? Nous avons tellement essayé que la jeune femme a fini par connaître le texte presque par cœur. Je me suis assise à côté d’elle dans la cabine d’enregistrement, et lui ai demandé me raconter l’histoire. C’est tout d’un coup devenu plus concret…et juste.

 

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Quels obstacles avez-vous rencontré pendant la production ?

Des obstacles financiers d’une part : notre budget était vraiment minuscule, et il a été très difficile à financer. Puis, nous avons dû faire face au covid. Enfin et surtout, en septembre 2020, la guerre initiée par l’Azerbaïdjan contre mon pays nous a contraints à arrêter la production. Les hommes du studio ont été appelés sur le front, dans le cadre de leur service militaire obligatoire. Cela a été très violent. Certains membres de nos équipes de production ne sont pas revenus. 

Pendant deux mois, nous n’avons pas pu travailler dans nos studios Arméniens. Nos co-producteurs Lithuaniens ont sauvé le film en continuant le travail d’animation.

Qu’en est-il du film “Auction of soul”, comment considérer ce film ?

L’idée de la réalisation d’ “Auction of souls” partait de bonnes intentions, motivées par une cause juste, humanitaire. Le film a permis de lever une quantité de fonds très précieux pour aider les survivants du génocide. Mais cette cause a aussi été détournée par les ambitions peu reluisantes des producteurs du film. La promotion du film a été incroyable mais personne n’a pris en compte l’état d’Aurora. Elle n’était qu’une marionnette pour récolter des fonds. Je n’ai pas pu, pour des questions de durée de générique, ajouter cette information au film mais Aurora a fini par initier des poursuites judiciaires à l’encontre de ses tuteurs. Elle a gagné son procès.

 

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“Auction of souls” a pratiquement disparu, il n’en reste que très peu d’images, comment l’expliquez-vous ?

Les copies étaient vieilles puisqu’elles dataient des années 1920 mais étant donné le grand nombre de tirage, il est vrai qu’il est étrange qu’il n’en subsiste aujourd’hui que 18 minutes. Il est possible que des intérêts politiques aient motivé la destruction de la majorité des copies. Mais il n’y a pas d’explication officielle. J’espère toujours qu’un jour on retrouvera une copie du film en entier, comme on a retrouvé par hasard Metropolis !

 

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Retrouvez la fiche technique du film sur la page dédiée du Festival d’Annecy .

 

« Aurora’s Sunrise » représente l’Arménie dans la pré-sélection des Oscars 2022 dans la catégorie meilleur film étranger.

Il sera projeté à Marseille dans le cadre des Rencontres Films Femme Méditerranée le 29 novembre 2022 et au Forum des images à Paris en décembre 2022 dans le cadre du Carrefour du cinéma d’animation.

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