Portrait – Anne-Laure To par Zoé Guiet

Anne-Laure To (1)

 

Fin Octobre, j’ai eu le plaisir de rencontrer Anne-Laure To, superviseuse artistique pour la série phénomène Arcane. Elle est diffusée sur Netflix et produite par Riot Games et Fortiche Production, le studio français qui n’en finit plus de monter. L’histoire se déroule dans l’univers du jeu vidéo League of Legends, un succès planétaire depuis dix ans déjà. Il est développé par Riot Games et cumule 117 millions de joueurs actifs. Lors du dernier World Championship, une des compétitions d’e-sport les plus suivies, il y a eu plus de 5 millions de spectateurs simultanés. En rencontrant Anne-Laure, je m’attends donc à échanger avec une véritable fan de jeux vidéo. Il n’en est rien : « Je me suis interdit de jouer, c’est trop addictif pour moi. Je me garde ça pour la retraite» plaisante-t-elle. Anne-Laure To est avant tout une geek de l’image, une passionnée du dessin, qui travaille dans le développement visuel et le matte painting depuis quinze ans. Elle m’a reçu chez elle, et après le bisou du soir à son bambin et une bonne tasse de thé en main, nous avons passé la soirée à discuter ensemble de son parcours, de ses influences et de ses aspirations. 

Anne-Laure To est née à Chartres, « à l’ombre d’une magnifique cathédrale gothique » comme elle le dit avec facétie. Puis, elle est portée vers de nouvelles hauteurs à Fécamp et ses vertigineuses falaises. Au collège, déjà, elle développe une vraie passion pour l’image. Anne-Laure sent qu’elle veut faire un métier artistique et dans le dessin, sans trop savoir quoi. Les métiers de l’animation n’ont pas beaucoup d’exposition à l’époque, et encore moins en province où ils sont peu représentés. Ce qu’Anne-Laure sait, c’est qu’elle affectionne la grande liberté que lui apporte la création graphique, et le côté magique qui s’opère quand le dessin surgit sur le papier. Avant d’envisager la suite, et pour tester la motivation d’Anne-Laure à poursuivre des études d’art, sa mère architecte la pousse à boucler un projet de bande dessinée entrepris en dilettante. « Je crois que je n’ai jamais autant bossé de ma vie » se souvient-elle en riant. En un an, elle réalise soixante-quinze planches sur lesquelles elle travaille dès qu’elle rentre de sa journée de cours. « À l’époque, je m’étais embêté à faire des trames à la main, au cutter. C’était des trames d’architecte que j’avais récupérées au boulot de ma mère. » Anne-Laure réussit le défi et obtient le droit de préparer un Baccalauréat Littéraire option Arts Plastiques. Elle se souvient que la classe était presque exclusivement féminine. Quant à cette première BD, elle la garde loin des regards indiscrets, dans un tiroir. Anne-Laure monte ensuite à « la grande ville » pour y réaliser une MANAA à l’École Estienne, où elle réalise que le dessin peut se muer en métier.

À Paris, l’étudiante est séduite par la facilité d’accès à la culture, les nombreuses expériences et surprises qu’offre la capitale. Après avoir terminé sa MANAA, elle décide d’intégrer les Gobelins parce qu’on lui avait dit que c’était une formation exigeante et difficile à intégrer. « Du coup, ça la rendait forcément valable » se remémore Anne-Laure. En arrivant, elle constate un vrai changement d’ambiance : « les filles étaient en infériorité numérique flagrante, l’ambiance super masculine et bourrin […]. Je peux dire que j’ai fait le boot camp » lâche-t-elle dans un sourire. Enfin, elle termine ses études par un an et demi de formation à l’animation 3D chez Sparx. Anne-Laure s’essaie à différents jobs avant de trouver sa propre voie : setup, lighting, modeling, animation,… C’est une soudaine crise de paralysie qui lui fait sentir l’urgence et le besoin de revenir au dessin, à la 2D. Malgré la douleur, Anne-Laure se met à griffonner des formes simples et des pingouins. « Pas besoin d’être très freudien pour comprendre qu’il y avait un problème » rigole-t-elle. Cette mésaventure provoque un vrai déclic, elle décide de s’orienter vers des expériences professionnelles qui laissent une plus grande part à la création visuelle.

 

Azur et Asmar

 

En 2004, Anne-Laure est embauchée au décor pour le Azur et Asmar de Michel Ocelot, après avoir postulé au culot, forte d’un book uniquement constitué de ses exercices d’école. Son interlocutrice, une professeure qui se souvient l’avoir eue comme étudiante, accepte de lui laisser sa chance. Et ça marche ! Sur le projet, Anne-Laure apprend l’humilité, l’amour d’un travail précis et artisanal, autant de valeurs qu’elle ne trouvait pas forcément dans ses expériences en 3D où l’on cherche plus volontiers la ruse et l’astuce. « Sur un Ocelot, tu ne peux pas tricher. Tout doit être parfait, et il faut tout recommencer quand on n’atteint pas le niveau d’exigence. L’approche aussi est différente : on part du détail pour construire la grande image. Il y a un côté enlumineur». Les projets s’enchaînent ensuite pour Anne-Laure qui se spécialise dans le matte painting et le développement visuel. Elle passe notamment par Mac Guff, Illumination, Xilam, ou encore Passion Pictures.

En 2012, elle sort Rétropolis, une BD co-écrite avec El Diablo et éditée par Casterman. L’histoire puise son inspiration dans L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht. Anne-Laure se souvient qu’elle avait réalisé ses planches au stylo-bille parce qu’elle ne parvenait pas à travailler sur tablette graphique. De cette aventure, elle retient « l’aspect monomaniaque de la démarche. Ce genre de projet permet de concentrer son intérêt sur un sujet en multipliant les recherches, en lisant beaucoup et même en voyageant. »

En 2017 Anne-Laure est approchée par Fortiche sur une production très confidentielle. Au moment de son embauche, peu d’éléments du projet lui sont révélés : trois concept art. Trois visuels qui l’ont séduite : « J’ai pris une claque. J’y suis allée un peu à l’aveuglette mais j’ai senti que beaucoup de choses allaient se mettre en place. Je savais aussi que quelques personnes avec qui j’avais des affinités seraient de la partie, ça a beaucoup pesé dans la balance. » À ce moment-là, Anne-Laure est en train de terminer un projet très cartoon. Le changement de décor est total, elle sort de sa zone de confort : « J’ai trouvé ça assez osé et très mature comme proposition. Je n’avais jamais vraiment bossé pour des projets adultes et encore moins avec une esthétique aussi poussée. Il y avait une certaine élégance, des citations de la peinture classique, ça tendait même parfois vers de l’abstraction. Ça allait plus loin que l’esthétique geek habituelle. » Anne-Laure est conquise par le style et l’esprit du projet. Elle commence sur la production en tant que matte painter dans une petite équipe de cinq personnes. Ensemble, ils créent les environnements qui servent de décors à la série.

Rapidement, le projet grossit et la masse de travail s’intensifie. Naturellement, l’équipe décor s’agrandit et il devient nécessaire d’avoir deux leads pour aiguiller les graphistes, prioriser les tâches et organiser le planning. À cette occasion, Anne-Laure devient superviseuse artistique en charge du colorscript. Elle doit réaliser, par épisode, des planches composées d’une trentaine de vignettes qui serviront de références pour les choix de couleur et assurer la cohérence visuelle lors de la fabrication. En tant que superviseuse, elle doit également faire des propositions de concept, échanger avec l’équipe compositing, gérer la coordination avec l’ensemble de la production et assurer le suivi, principalement, de l’équipe décor. « Ce que j’aime sur Arcane, c’est que je n’ai pas de journée-type. Dans l’industrie, on tend à avoir des gens qui n’utilisent qu’un seul muscle et je trouve ça assez aliénant. Quand je ne faisais que du matte painting, j’avais le sentiment de tourner en rond. » Le poste d’Anne-Laure lui assure une grande versatilité de tâches au quotidien : force de proposition visuelle, elle peut laisser libre cours à son imagination dans les moments de brainstorm ; active dans l’élaboration de l’image finale, elle trouve un plaisir à travailler plus minutieusement ; dans le management d’équipe et l’organisation du département, elle aime échanger, conseiller et partager avec ses équipes ; de nombreuses tâches complémentaires rythment les journées d’Anne-Laure.

 

Arcane Colorscript (1) Arcane Colorscript (2)

 

En y repensant, la principale difficulté rencontrée par Anne-Laure sur la production a été le soudain changement d’échelle. « On était toujours sur le feu. Quand on solutionnait des situations, il fallait toujours attendre quelques semaines avant d’en ressentir les bénéfices. » Les challenges sont nombreux et déstabilisants mais les équipes gardent le cap, stimulées par leur foi dans le projet. Dès le début de la série, Anne-Laure se reconnaît dans un socle de références culturelles, héritées de son adolescence. Univers fantastique, violence, érotisme, complexité des émotions et parfois noirceur des sentiments ; la série coche toutes les cases de la pulp culture qu’Anne-Laure affectionne. « C’était le projet que j’aurais aimé voir à l’écran quand j’étais ado. Quand on était gamins, on était sapés un peu comme les personnages. Je viens de là ! »

Et puis, il y a l’histoire composée de personnages complexes, de femmes fortes, d’esprits torturés, de gamins courageux, d’enjeux personnels et politiques. « On a travaillé dans le respect de nos personnages, ce qui n’est pas évident quand on cherche à donner un background à des personnages de jeu vidéo. » Anne-Laure est particulièrement sensible aux deux sœurs protagonistes, Vy et Jinx : « Jinx est parfaitement animée, elle peut passer d’un air poupon à une petite tête d’oiseau sec. Et j’ai beaucoup d’empathie pour Vy parce que, comme elle, je suis bourrin et je fais des gaffes » avoue-t-elle. Anne-Laure travaille actuellement sur la deuxième saison de la série, qui a rencontré un grand succès tant public que critique. En Septembre dernier, elle s’est même vue gratifiée d’un Emmy Award pour son travail de colorscript artist sur l’épisode The Boy Savior. « Je ne pensais même pas qu’un tel prix existait ! ». Ses collègues Julien Georgel (directeur artistique) et Bruno Couchinho (décorateur) sont également récompensés pour leur travail. Quant à la série, elle remporte l’Emmy de la meilleure série d’animation. Dans un sourire, Anne-Laure se remémore être allée chercher son prix avec toute l’équipe d’Arcane à Los Angeles. « C’était fou. On a débarqué comme des gamins un matin de Noël ! » Le projet réussit le pari de fédérer des publics divers grâce à sa proposition : l’engouement est présent, chez les initiés comme chez les profanes. Une réception qui a de quoi donner un gros coup de boost aux équipes pour la suite. « Le challenge c’est qu’on nous attend au tournant et qu’on doit assurer ! »

 

Bruno, Julien & ALT aux Emmys

 

« J’ai un peu l’impression de vivre un mini âge d’or du secteur » me répond Anne-Laure quand je l’interroge sur l’industrie de l’animation. Elle constate avec satisfaction que les contenus évoluent en qualité, en genre et en format ; la représentativité des personnes à l’écran aussi est en train de bouger. Côté intégration des femmes dans l’industrie, Anne-Laure est agréablement surprise. Depuis ses débuts, elle a vu les choses changer. À l’époque où elle commence à travailler, elle constate qu’il y a peu de femmes qui travaillent en 3D. Elles les retrouvent plus nombreuses sur les productions en 2D, « probablement parce que la culture de l’animation 2D est ancienne et qu’elle a eu le temps s’ouvrir à tous les profils, là où la 3D était encore une technique de niche ». Les conditions de travail dans les studios aussi s’améliorent : Anne-Laure a vu fleurir les communications de prévention, les quotas de femmes sur les productions exploser, et les hommes embrasser ce changement de mentalité. Manifestation de cette prise de conscience, je constate que Fortiche Production a le mérite de rendre public l’indice d’égalité homme-femme du studio sur son site. L’indice, sur une échelle de 100, se calcule sur la base des indicateurs suivants : l’écart de rémunération, l’écart de taux des augmentations individuelles, le retour de congé maternité et les rémunérations élevées. Un outil intéressant dont l’utilisation gagnerait à être généralisé, et qui pourrait permettre aux professionnels d’orienter leurs collaborations vers les sociétés de production préoccupées par le sujet. Sur la prise de conscience, Anne-Laure tempère : « Je ne sais pas si c’est partout pareil, mais j’ai quand même l’impression qu’il y a une évolution similaire dans les autres studios. » Un changement de paradigmes qu’elle impute aux nouveaux entrants : « il y a beaucoup de jeunes qui arrivent avec des cultures différentes. » Quant à leur enthousiasme pour le secteur de l’animation, Anne-Laure se l’explique par le fait que « ces métiers sont sortis de l’ombre. C’est peut-être plus acceptable pour des parents de financer ce type d’études que ça ne l’était il y a vingt ans. » Si Anne-Laure a accepté de me rencontrer pour que nous dressions ensemble son portrait, c’est d’ailleurs parce que ce genre d’initiative lui a manqué lorsqu’elle était plus jeune. « J’aurais aimé avoir ce type de matériel à disposition pour me rendre compte des carrières possibles. » Pour autant, lorsqu’il s’agit de trouver sa vocation, elle ne mise que sur la multiplication des expériences. « On peut être attiré par l’image d’un métier et pas forcément par sa pratique au quotidien. Je pense qu’il faut y aller au feeling, s’écouter et surtout laisser le culte de la performance et le désir des pairs derrière soi. » 

 

Anne-Laure To (2)

 

Certes, il y a encore du chemin à parcourir pour que l’animation se diversifie tant dans les contenus que dans la représentativité, mais Anne-Laure est confiante : « J’ai déjà connu deux crises économiques dans le secteur, et notamment le CoVid dont on pensait que ça aurait un impact dramatique. Mais on se rend compte qu’il y a du travail partout, du contenu de plus en plus intéressant et varié. Je ne crois pas qu’il y ait un mouvement de recul. » Si la pandémie n’a pas été de tout repos, Anne-Laure reconnaît qu’elle a aussi permis à certains de ses confrères et consœurs de « véritablement éclater artistiquement. Parce qu’ils ont pu se retrouver dans leur bulle, loin du regard des autres ou de la compétition, j’imagine. » Je ne résiste pas à la curiosité et demande à Anne-Laure ses astuces pour stimuler sa créativité, une composante primordiale de son travail. Elle est plutôt adepte de la théorie du chaos. Anne-Laure aime travailler en musique pour être dans un espace de disponibilité mentale : « Ça permet à une partie de mon cerveau d’arrêter de penser, et ça laisse libre cours aux accidents. » Le style de musique influence aussi le genre de travail : calme pour un plan structuré, ou loufoque pour se lancer dans des dessins plus inhabituels. Car pour aboutir son image, il ne faut pas avoir peur d’essayer : couper, découper, inverser, retourner ; tous les tâtonnements sont permis pour celle dont le médium préféré reste la 2D digitale. De l’aventure Ocelot, elle a gardé cette tendance à partir du détail pour créer la grande image. « À un moment donné, sans savoir pourquoi, il y a quelque chose qui te séduit et sur lequel tu vas pouvoir tisser. Pour moi, le Soul de Pixar parle très justement de ce qu’est la créativité. »        

Quand je demande à Anne-Laure quels sont ses plans pour le futur, je sens poindre une certaine malice. « J’ai plein d’envies mais rien de concret encore. Pour l’instant, je garde mon cap ! Je fonctionne aux darumas. Quand je commence un projet, je prends une poupée et je peins le premier œil. Quand j’ai terminé, je fais le second. En ce moment, j’ai une poupée en stock et je n’ai pas encore peint le premier œil, je suis encore en pleine réflexion. » À voir ses yeux pétiller, je ne doute pas qu’elle ait déjà une idée derrière la tête et que la suite de son parcours va continuer de nous épater.  

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