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Rencontre avec Lucrèce Andreae,

réalisatrice

J’aime analyser l’humain, ses contradictions risibles, ses émotions ambivalentes, sa fragilité, sa violence.”

Scénariste, réalisatrice, animatrice, Lucrèce Andreae a intégré les Gobelins à l’âge de 19 ans. Elle y réalise, avec un groupe de cinq camarades, un film de fin d’études, Trois petits points, qui remporte en 2011 le prix spécial du jury au Festival d’Annecy. Depuis sa sortie de l’école de réalisation de la Poudrière en 2012, elle n’a pas chômé. Tout en officiant en tant qu’animatrice (Yul et le serpent, Mister Sirocco, Le vélo de l’éléphant…), au four comme au moulin, récemment mère, elle réalise d’autres courts-métrages, dont le dernier, Pépé le Morse, a été sélectionné au Festival de Cannes 2017 dans la Compétition des Courts Métrages, et lauréat en 2018 d’un césar du court-métrage !

Rencontre avec cette super héroïne du quotidien…

Lucrèce, c’est un nom aussi beau que singulier. D’où viens-tu ?

Merci ! De Bordeaux, rien de très exotique, mais de parents qui pensent que porter un prénom rare aide à se sentir unique et précieux ! C’est un beau cadeau qu’ils m’ont fait là.

Tu es réalisatrice, scénariste et animatrice. Que de flèches à ton arc ! Peux-tu nous parler de ton parcours ?

Je voulais d’abord me consacrer au dessin, et puis j’ai réalisé que la narration, l’écriture, l’invention d’histoires et d’univers me plaisaient tout autant, et de manière indissociable. J’ai commencé mes études par une approche de l’illustration à l’école Estienne, puis l’animation sous un angle assez technique à Gobelins, puis la réalisation de films d’animation à la Poudrière. Tout ça s’est bien agencé et complété pour faire de moi une auteure qui ne se contente pas d’écrire, mais met beaucoup la main à la pâte ! Mon profil n’est pas si exceptionnel, tous les étudiants sortant de la Poudrière réalisent quasi-seuls leur propre film en endossant les nombreuses casquettes nécessaires, de l’écriture au montage en passant par la direction d’acteur et le design sonore. Pour ma part, j’adore passer par tous ces rôles, ça permet de ne pas s’ennuyer durant le temps infini que peut prendre la fabrication d’un film !

Quel est ton rapport à l’image ? Regardais-tu la télévision, allais-tu au cinéma enfant ?

Je viens tout droit de la génération télé, j’ai baigné dans les séries du matin, les Disney, l’arrivée progressive du manga, etc. De plus, mes parents étaient relativement cinéphiles et ont pu me mettre assez jeune devant Le belle et la bête de Cocteau, Le mécano de la générale de Buster Keaton, ou même Le tombeau des lucioles de Takahata !

 

Qu’est-ce qui t’a donné envie de réaliser ?

Le film de fin d’étude des Gobelins a allumé la flamme, je pense. De tous les exercices très techniques de cette école (où on animait Mowgli ou Robin des bois avec modèles stricts à l’appui), c’est bien celui de faire un film qui m’a semblé le plus excitant. On était en équipe de 6 pour Trois petits points et j’ai un souvenir génial de ma frénésie lors des brainstormings et débats enflammés qu’on avait sur le scénario.

 

Et pourquoi l’animation ?

Parce que j’aime dessiner, mais je suis attirée par tous les arts narratifs et je pourrais passer ma vie à sauter de format en format : film, bd, livre illustré, je rêve même depuis longtemps de faire une œuvre radiophonique ! Mais je crois que le cinéma est celui que j’aime le plus, peut-être pour son riche mélange de rythme, de lumière, de musique, de voix et de mouvement. Je suis sur une bd actuellement, et j’avoue que les notions de montage et de rythme, ainsi que de son, me manquent un peu, même si elles n’y sont pas tout à fait absentes !

Imaginais-tu enfant faire de cette passion une carrière ?

Non, enfant je disais à qui voulait l’entendre que je serai “illustratrice de livres pour enfant”, et, en bonne fan de Charles Trenet, je voulais aussi écrire des chansons ! Mon papa étant dessinateur de bd, les métiers artistiques ne m’ont jamais semblé inaccessibles.

As-tu des thématiques de prédilection dans tes histoires ? Comment les idées te viennent-elles ?

J’aime parler avec ironie ou tendresse des petits drames de la vie à hauteur d’être humain. J’écris plutôt dans un cadre géographique et humain restreint : une plage, une famille, un speed dating dans une pièce, deux sœurs. J’aime analyser l’humain, ses contradictions risibles, ses émotions ambivalentes, sa fragilité, sa violence.

Pour Pépé le morse, c’est en découvrant le travail photographique de Shoji Ueda que l’idée a surgi : une envie de plage et de personnages paumés plantés dessus ! Le thème de la mort, du deuil me travaillait depuis longtemps et n’attendait que l’occasion pour sortir.

On retrouve des personnages féminins très forts dans tes histoires… Doit-on y voir un désir de transmettre une autre représentation de la femme ?

En tant que femme très sensible aux questions de féminisme, je tente naturellement d’écrire des personnages féminins autres que des potiches à grosse poitrine destinées à faire naître le désir masculin, c’est évident. En tant qu’auteur (autrice devrais-je dire !), je me sens particulièrement responsable des stéréotypes que je véhicule et passe mon temps à me questionner. Mais les personnages masculins se doivent d’être tout autant, si ce n’est plus, re-réfléchis. Avec mon compagnon, on écrit en ce moment le scénario d’un long métrage à propos d’un garçon “féminin”, c’est dire si la question m’est chère !

Tu sembles avoir une certaine prédilection pour l’absurde dans tes univers ?

Oui, l’humour est une manière de rendre digeste le drame de nos vies ! The taste of tea était une de mes références absolues pour Pépé le morse, j’adore cet absurde très japonais.

As-tu des influences, des modèles (morts ou vifs), des mentors ?

Hayao Miyazaki, Satoshi Kon, Walt Disney, Don Bluth pour l’animation, Taiyou Matsumoto et Paul Jacoulet en dessin, Ernst Lubitsch, Akira Kurosawa et Carlos Saura en cinéma. Pour leur travail simplement, je ne suis pas du genre à avoir des idoles, à idéaliser des êtres humains.

Quels sont tes films fétiches, ou héros / héroïnes de fiction, quel que soit le média ?

Pour les films, La vie est belle de Frank Capra, Cria cuervos de Carlos Saura, Barberousse de Kurosawa

En animation, Mon voisin Totoro de Miyazaki, Brisby et le secret de Nimh de Don Bluth, Le roi et l’oiseau de Paul Grimault.

As-tu un objectif à travers tes histoires ? Transmettre des émotions, apprendre, faire relativiser des émotions, etc ? Pour qui écris-tu ?

J’écris pour qui voudra bien regarder mes films, autrement dit pour moi d’abord, et si d’autres sont touchés par ce qui me touche, alors la mission sera accomplie !

Ma mission, je ne sais pas si je la théorise, je ne me sens pas suffisamment supérieure pour oser prôner des messages, donc je me contente de laisser sortir instinctivement ce qui semble vouloir sortir de moi et espère que ça trouve une quelconque utilité. Ébaucher des réflexions, faire surgir une émotion enfouie, emmener dans un univers poétique, voilà ce que pourraient être mes objectifs idéaux. J’aime aussi donner un peu d’espoir, un peu d’optimisme, même si c’est naïf ou illusoire. En tant que spectatrice, j’aime sortir d’un film avec le cœur étreint de beauté, d’espoir en la race humaine.

Au niveau du dessin, as-tu une technique favorite ?

J’adore le papier découpé.

Optes-tu volontairement pour la couleur, plutôt que pour des univers noirs et blancs ?

Oui, plutôt, même si Pépé le morse est très désaturé ! Mais c’est le sujet du film qui dicte ce qui lui est nécessaire.

Une couleur favorite ? Un leitmotiv visuel dans tes histoires ? Quelque chose que tu aimes particulièrement dessiner ?

J’ai la particularité de changer du tout au tout de style graphique à chaque film, comme un caméléon, donc je ne saurai pas bien répondre à cette question. Peut-être que ce qui revient, c’est mon plaisir de caricaturer, de dessiner rides, grosses lèvres et pifs retroussés ! J’aime bien les looks aussi, j’adore dessiner les chaussures. En bref, j’adore “singulariser” les personnages, j’ai horreur des BD où les personnages ont tous la même tronche !

Comment procèdes-tu dans le travail ? Fais-tu une recherche d’univers en amont ou te lances-tu à l’aveugle ?

Je suis très carrée et méthodique : écriture, recherches de références visuelles, recherches graphiques, storyboard, etc.

Tu as développé de multiples compétences. Prends-tu néanmoins du plaisir à travailler en équipe ? Qu’est-ce que cela t’apporte ?

J’aime bosser seule, mais l’expérience collective que fut la production de Pépé le morse m’a beaucoup plu. D’une part, je peux obtenir des résultats dépassant largement ce qu’auraient permis mes talents, ce qui est très euphorisant, d’autre part je trouve le contact humain assez passionnant. Le jour où j’ai vu réunie ma première équipe, j’ai eu envie de pleurer ! “Ces gens sont là pour faire aboutir mon modeste projet, ils y croient”, c’est comme si leur présence légitimait mon propre statut de réalisatrice ! Et j’adore le challenge que représente la supervision de ce groupe de talents à révéler, à finement aiguiller, d’egos à ménager, de compagnons quotidiens qui deviennent presque automatiquement des copains.

Dirais-tu que le fait d’être une femme constitue un obstacle / un atout (les deux) dans la société aujourd’hui ? Dans les études, la vie quotidienne, et professionnelle.

Pour ma part, j’ai eu bien des déconvenues dans ma vie du fait d’être une femme, et je pense que pour la majorité, cela représente un obstacle. Le pire et le plus cruel de tous est celui du sentiment permanent d’illégitimité. J’ai réalisé il y a peu que ce manque de confiance qui m’oblige à lutter quotidiennement contre mes doutes et mes découragements provenait certainement de mon éducation de petite fille. Mon compagnon n’a absolument pas ce problème et j’envie tellement sa légèreté et son assurance

La production de Pépé le morse n’a fait que démentir cette affirmation, par bonheur. Je crois pouvoir dire que cela m’est même apparu comme un atout, justement car les institutions commencent à être vigilantes sur la question. Par exemple, j’ai un jour présenté mon projet devant un jury essentiellement composé d’actrices et réalisatrices, et j’ai presque lu dans leurs yeux “Super, une femme auteur, elles ne sont pas si nombreuses !”, et j’ai décroché l’aide. Au sein de mes équipes, je n’ai jamais senti qu’on remettait en cause ma légitimité ou mon autorité à cause de mon sexe, mais il faut dire que j’ai embauché pas mal de femmes.

Quels sont tes projets futurs ?

Une bd qui devrait sortir début 2020 qui met en scène deux sœurs confrontées à leurs valeurs dans l’imbroglio politique actuel, et un long métrage d’animation co-écrit avec Jérémie Moreau, mon compagnon, sur un petit berger landais qui échappe aux définitions restrictives de la virilité et se prend à rêver de devenir une sorcière !

Réalisatrice, scénariste, animatrice, et récemment maman, tu es la preuve même qu’aujourd’hui pour une femme, il n’est plus nécessaire d’avoir à choisir. Comment parviens-tu à gérer la charge mentale au quotidien ?

(Rires) L’avenir seul dira s’il est possible pour moi de faire les deux ! Pour l’heure, depuis 9 mois, les projets artistiques ont sérieusement souffert du nouvel arrivant ! Avec mon compagnon, on ne lâche pas l’affaire, on a établi une routine stricte qui nous permet de garder notre fille avec nous tout en travaillant presque à égalité ! L’un s’occupe de Babel pendant 2h tandis que l’autre bosse (dans la même pièce !), puis on inverse, et ainsi de suite toute la journée ! L’inégalité qui persiste est dû à l’allaitement, et je sens venir le moment où Babel sera capable de réclamer maman précisément ! Mais pour l’instant ça marche, et, vivant à la maison constamment, on est devenus les rois des tâches !! Avec tableau de répartition rempli tous les jours pour assurer l’égalité ! Je partage donc la charge mentale autant que faire se peut.

La lecture du livre de Mona Cholet m’a un peu déprimée sur la question (« Vous voulez l’égalité ? Ne faites pas d’enfant !« ), mais j’y crois ! Je ne crois pas pouvoir garder le même rythme qu’avant, je ne suis pas dupe non plus, mais je n’arrêterai pas d’écrire. Et puis, les folles expériences nouvelles que m’apporteront la maternité vont remplir à ras bord mon stock d’inspiration ! Il faut d’abord vivre pour pouvoir créer, et le contact d’un être aussi fascinant et incompréhensible qu’un bébé me semble indispensable pour mûrir ma réflexion d’artiste !

Y-a-t-il au final quelque chose que tu ne saches pas faire ? 🙂

(Rires) Je suis incapable de traiter la paperasse administrative dans un temps raisonnable, je n’écoute PAS les actualités, je vis lamentablement coupée de ce monde qui me déprime, et je suis capable de BEAUCOUP procrastiner avant de me mettre au boulot !! Je suis loin d’être une super woman !

Suaëna Airault

Portrait – Lucrèce Andreae par Suaëna Airault