©Alexis Den Doncker
LIA BERTELS, réalisatrice
Un jeudi de janvier, je déjeune avec un ami. Il me raconte qu’il va commencer à travailler sur “Ogresse”, un film d’animation musical…Une comédie musicale en animation!…mon rêve!!! Joie, le film est réalisé par deux femmes : Cécile McLorin Salvant et Lia Bertels. Hasard de la vie, mon frère m’a fait découvrir le jazz de Cécile McLorin Salvant il y a quelques années déjà… Bref, un faisceau d’éléments qui me donne envie d’en savoir plus.
Je ne connais pas encore Lia Bertels. Je découvre alors ses courts métrages à la simplicité poétique si attachante. Je suis immédiatement emportée par ces histoires, comme si quelque chose avait été dit comme il le fallait. Ses films montrent que la simplicité peut être synonyme de plénitude. Ils évoquent des sensations et des émotions familières. Une alchimie de dessins, de voix, de silences, de musiques et de sons…Enthousiaste et inspirée, je décide de contacter Lia Bertels pour lui proposer cet entretien.
On se rencontre en visioconférence, un matin de février. Lia est en voyage, en pleine nature. Équipée de ses écouteurs, elle fait les cent pas, puis parcourt au fur et à mesure de notre conversation ce qui ressemble à une plaine. Elle est en mouvement, sans cesse en mouvement. Un peu comme les personnages de ses films que l’on suit au gré du vent.
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Depuis sa tendre enfance, Lia dessine, écrit des scénarios. Adolescente, en visite à Florence, elle tombe à la renverse devant un tableau de Botticelli. Le ciel lui tombe sur la tête. Elle fond en larmes, sidérée par tant de beauté. Touchée de plein fouet par la force émotionnelle de cette peinture. Elle expérimente le fameux syndrome de Stendhal (Source 1).“A part ça, je n’ai pas souvenir d’un film qui m’aurait particulièrement marquée. À vrai dire je me souviens plus facilement des sensations qu’ils m’inspirent que du titre des films que j’ai vu!”.
Lia prend conscience assez tôt que c’est par les arts, par la danse, la peinture ou le cinéma qu’elle pourra exprimer et partager sa sensibilité, “emmener les gens avec elle”. Cette envie de partage est très forte, comme une sorte de rempart à sa sensation de ne pas toujours bien se faire comprendre.
Après le bac elle se prépare pour le concours de P.A.R.T.S.,l’école de danse d’Anne Teresa De Keersmaeker. Elle n’a jamais fait de danse classique, mais elle pressent que ce terrain d’expression lui conviendrait parfaitement. Communiquer des émotions par le mouvement, par des détails de gestuelle, ce langage l’attire. Mais avant même de passer les auditions de l’école de danse, elle est reçue au concours de l’École Nationale Supérieure des Arts Visuels de La Cambre. Le sort en est jeté, elle dansera donc …autrement.
“A la Cambre j’ai eu la chance de suivre des études dans un cadre magnifique, à côté de cette Abbaye du 13eme siècle, au milieu d’un parc, dans ce bâtiment incroyable à l’architecture Bauhaus …et aux murs décrépis !”. Elle y suit des enseignements très éclectiques, et dispose d’une grande liberté. L’école lui permet surtout de faire de nombreuses rencontres, de découvrir les joies du travail en équipe, et tisser des liens forts avec des gens avec qui elle travaille encore aujourd’hui. Les rencontres sont essentielles à l’inspiration de Lia. Elle s’en imprègne, s’inspire de celles et ceux qu’elle croise, côtoie, observe.
En 3ème année à la Cambre, Lia réalise “Micro dortoir”, un film d’étude documentaire de trois minutes illustrant des rêves d’enfants. Thierry Zamparutti, producteur, remarque le film et lui propose de produire un court métrage dans cette lignée. C’est le début du long chemin qui aboutira à la réalisation de “On n’est pas près d’être des super héros” bien des années plus tard.
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Après la Cambre, Lia ne cherche pas spécialement à travailler en tant qu’animatrice sur des séries ou des long-métrages. Elle craint que cela ne l’éloigne de la réalisation. Elle enchaîne les petits boulots sur des tournages, le plus souvent pour des clips.
Elle passe par pas mal de postes différents… Assistanat divers, régie, catering (elle adore cuisiner !), direction de casting aussi : Meryem Benm’Barek lui confie notamment le casting de son court métrage “Jennah” (Source 2). Elle commence aussi à réaliser elle-même des clips, en prise de vue réelle. Elle manque encore de confiance en elle, par défaut d’expérience et parce qu’elle s’est formée sur le terrain. “Sans doute encore trop jeune pour pouvoir assumer mes choix, je me suis parfois laissé déborder et me suis retrouvée dans des situations inconfortables, que j’ai eu du mal à assumer”. Le côté créatif du clip lui convient bien, mais les nombreux compromis qu’elle doit faire dans cet univers, finalement assez proche de la pub, lui donnent envie de retourner à l’animation. “En animation je ne ressens pas cette contrainte, on peut tout faire !”.
©Lia Bertels
Elle s’installe dans des bureaux de co-working, bien décidée à se remettre à l’animation. Eric Moffarts lui propose de réaliser 10 minutes d’animation pour son film documentaire consacré à Julos Beaucarne (Source 3), un chanteur très populaire en Belgique. Lia réalise et fabrique seule cette séquence, pendant de longs mois. L’expérience est intense, très intéressante mais assez éprouvante aussi.
“Pour m’aérer l’esprit et m’amuser un peu, j’ai décidé de commencer une sorte de journal intime en animation”. Chaque soir, après sa journée de travail, elle anime des bribes de scènes du quotidien, des choses qui l’amusent, des chorégraphies de la vie. Au bout de quelques mois, elle a produit assez de matière pour en faire un film qu’elle intitule “Tiny big”. Son amie Justine François lui propose de présenter le film lors d’une exposition à Charleroy Danses. Le film aura une belle carrière en festival, et sera notamment sélectionné à Annecy.
Lia entreprend ensuite une résidence au Studio L’enclume pour s’atteler à l’écriture d’un nouveau court métrage. Entourée d’auteurs de projets d’animation, Lia retrouve avec joie l’émulation qui lui avait manqué ! Elle développe un scénario mais n’est pas encore convaincue de tenir son film. Elle traverse une période d’angoisse, de doutes. Un soir, pour lui changer les idées, son compagnon se lance dans le récit d’une histoire qu’il invente de toute pièce : c’est l’histoire d’un ours …qui n’arrive pas à hiberner. Fascinée par ce récit, Lia décide dès le lendemain de reprendre cette histoire et d’en faire un film : “Nuit Chérie”.
Lia Bertels, Léo tourneur, Nuit Chérie ©ambiances..absl 2019
Le film est un doux voyage poétique. Il suit la déambulation nocturne d’un duo de passagers de la nuit, en mal d’hibernation: un ours et un petit singe qui ne parviennent pas à fermer l’œil. Ils errent ensemble pour braver l’insomnie et leur intranquillité, au rythme d’une mélodie énigmatique (Source 4), ponctuée par l’écho des cris lointains du Yeti qui hante leur territoire…
Hasard du calendrier et des aléas de la production, Lia a réalisé “Nuit Chérie” pratiquement en même temps que “On est pas près d’être des super héros”, court-métrage documentaire dans lequel elle met en scène, comme elle l’avait fait dans son film de fin d’études, des récits croisés d’enfants. Ils évoquent des bribes de leurs rêves, leurs pensées, leurs craintes, leurs aspirations. Comme dans un rêve éveillé, les mots et les idées s’associent à des images, en toute liberté, dans un road movie qui s’autorise tous les chemins. Le film révèle cette spontanéité si précieuse propre à l’enfance, dans une fluidité créatrice et douce. Il a remporté le Magritte du meilleur court métrage d’animation en 2022.
Accompagnée par Justine François et Taïla Onraet, Lia rencontre et interroge pour ce film de nombreux enfants dans des écoles, des centres sportifs, des enfants d’amis, d’amis d’amis, par bouche à oreille, dans des milieux sociaux très différents. Durant les entretiens, elle veille à éviter de calquer sur eux des choses prédéterminées, à garder la bonne distance, pour rester à hauteur d’enfant.
Le dérushage prend beaucoup de temps. Il faut défricher des montagnes d’heures d’entretiens. Les premiers bouts à bout tiennent davantage du podcast que de la bande sonore d’un film. Difficile de trouver le bon agencement, la bonne trame. Puis un beau jour, Lia décide de passer à l’action, de faire des choix radicaux. En une journée, elle taille dans la matière et parvient à finaliser le montage. Choisir c’est renoncer, certes, mais ne faut-il pas aussi accomplir ce qu’on entreprend ? Même si Lia recherche la justesse, elle s’efforce de s’arrêter au bon moment, de ne pas s’embourber dans le perfectionnisme. “Si c’est bien comme ça alors ne touche plus, arrête-toi là”. Il faut savoir terminer son œuvre à temps, ne pas risquer de l’achever au sens propre à force d’acharnement.
Pendant la production, à son grand regret, Lia perd la trace du petit carnet en papier sur lequel elle avait noté tous les noms et contacts des nombreux enfants avec lesquels elle s’était entretenue pendant le tournage… Impossible de retrouver les intéressés pour leur présenter le film.
La fabrication du film se déroule au Portugal où Lia dirige une équipe d’animateur· rices. C’est la première fois qu’elle n’anime pas, car elle réalise en parallèle “Nuit Chérie”. Mais l’expérience est très positive.
Faire un film toute seule, de toutes manières, ce n’est pas son truc. Lia vit l’animation comme un art collectif. Elle travaille d’ailleurs en général avec sa garde rapprochée. Notamment son compagnon Alexis Den Doncker qui a composé la plupart des musiques originales de ses films, Lora d’Addazzio avec qui elle a suivi son cursus à La Cambre et Julien Regnard, storyboarder.
Les nombreux prix que Lia a reçu pour ses court-métrages lui ont ouvert des portes. Et puis, cela lui a aussi permis à son tour de devenir membre de jurys pour des festivals, un exercice qu’elle apprécie particulièrement.
Lia est très heureuse de cette reconnaissance. Mais sa plus grande satisfaction, c’est d’avoir provoqué incidemment elle-même sa rencontre avec Cécile McLorin Salvant. Admiratrice de l’illustratrice du New Yorker Lianna Fink, Lia décide de lui écrire. Elles échangent, Lia lui montre son film. Quelque temps plus tard, alors qu’elle termine la réalisation des parties animées de la série “Normal” (une exploration de la vie de jeunes adultes atteints de troubles mentaux), elle est contactée par le producteur américain d’”Ogresse”. Cécile McLorin Salvant, à qui Lianna Fink vient de faire découvrir “Nuit Chérie”, lui propose de co-réaliser son film ! …Quelle plus grande fierté pour Lia que celle d’avoir forcé le destin !?
Ce film musical, en cours de préproduction, est inspiré de la vie de Saartjie Baartman, la “Venus Hottentote”, une femme noire exhibée en europe à la fin du 18ème siècle comme une bête de foire. Il explore les préjugés, le racisme, la violence de son histoire. Il est aussi le théâtre d’une belle histoire d’amour. “Ce passage au long métrage est une joie immense, une forme d’aboutissement. C’est une grande satisfaction de pouvoir prendre le temps de raconter des personnages, de s’installer dans une histoire !”….
Lia Bertels, Ogresse ©miyu productions 2023
SOURCES
1. A propos d’un séjour en 1817 à Florence, où il visite la basilique Santa Croce et admire, les fresques de Volterrano, Stendhal écrit : « J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. » (Rome, Naples et Florence, 1826, tome II). Le syndrome de Stendhal existe-t-il vraiment ? Par Malika Bauwens BeauxArts 2022
2. https://insas.be/insas/2014/08/jennah-en-competition-pour-les-oscars-2015/
3. ”L’air de Julos” de Eric Moffarts