© Photo: Boulomsouk Svadphaiphane
La réalisatrice Julie Daravan Chea, membre active du Collectif “Décolonisons l’animation” – DELAN*** , a proposé et présenté cet automne à Arles, une soirée de projection de courts métrages d’animation sur les thèmes de l’inclusivité, du racisme, du genre ou encore de l’impact du colonialisme, parmi lesquels figurait son court métrage “Ton français est parfait”. La soirée était organisée par la résidence Do not Disturb et le collectif DELAN. Julie Daravan Chea milite au sein de DELAN pour un cinéma plus inclusif pour les personnes racisées et les minorités de genre.
Diplômée en 2020 de l’école de la Poudrière, Julie est aussi autrice de bande dessinée. Comme elle aime à le rappeler, “on n’est pas obligé de choisir entre la bd et l’animation!”
***
Julie Daravan Chea a grandi dans une famille nombreuse, aux Mureaux, où ses parents, d’origine cambodgienne, se sont établis à leur arrivée en France. “ Avec mes frères et sœurs, – on était 5 enfants à la maison !- on se racontait des histoires, et je suis arrivée au dessin comme ça…par les histoires”. Elle s’intéresse assez tôt à la bande dessinée et au manga, et décide d’intégrer le lycée d’art appliqués de Vauréal pour y passer son bac. “Au cours d’une journée portes ouvertes des écoles d’art, j’ai découvert qu’on pouvait faire du dessin et de l’animation son métier!!”. Julie est issue d’un milieu modeste. Sa mère est sans emploi et son père ouvrier chez Peugeot. Jusqu’ici l’animation c’était, pour elle, les classiques de Disney, Miyazaki, Chihiro…mais pas un métier?! “La découverte des DMA (diplômes des métiers d’arts) a été une révélation pour moi”.
La bande dessinée n’étant pas réputée pour ses retombées financières, Julie s’oriente après son bac vers l’animation et postule à l’école Estienne en DMA Animation 3D. Pendant les deux ans de cette formation, elle se trouve, à son grand désarroi, face à un cursus très technique, dans lequel elle ne se sent pas très à l’aise. “Ce que je voulais, moi, c’était raconter des histoires. Ne connaissant pas bien la différence entre la 2D et la 3D, je n’ai pas imaginé que je m’embarquais dans des études aussi techniques”.
A l’issue de ces deux ans, elle décide d’embrayer avec une formation complémentaire non diplômante à l’école Renoir (FCND). “J’ai retrouvé le dessin et j’ai pu enfin me lâcher en termes d’écriture”. Son projet de fin d’études, “La colline de madame Penh” est inspiré de l’histoire de ses parents, de leur rencontre à leur arrivée en France en tant que réfugiés de guerre, après le génocide orchestré par les Khmers rouges au Cambodge.“Ma mère vient de la campagne et a arrêté l’école à 13 ans. Mon père, chinois d’origine Teochew, vient plutôt “de la grande ville”. Je voulais parler de l’immigration cambodgienne de leurs deux points de vue”.
« La colline de Mme Penh » de Julie Daravan Chea
Avec ce projet, Julie remporte le concours jeune talent de la fondation Glénat pour son projet de bande dessinée. Cette bourse lui permet de s’attaquer au storyboard du premier tome et de partir un mois au Cambodge en repérages. Mais elle réalise progressivement que le projet est trop lourd pour elle, et décide, en accord avec son éditeur, de le mettre de côté pour un temps. “J’ai adoré ce projet, mais je me suis aperçue que je n’étais pas prête. Cela remuait beaucoup trop de choses pour ma famille. Mais je l’ai encore en tête. Je crois qu’à ce moment-là, je n’avais pas les épaules assez larges pour le porter. On manque de films qui racontent notre vécu. Denis Do, qui est de la génération de mon grand frère, a réussi avec Funan à aborder ce sujet et à le rendre accessible. Pour le moment, je me sens davantage prête à parler des cambodgiens d’aujourd’hui en France et de leur double culture.”
Pendant le FCND, elle fait un stage d’un mois auprès de Pozla, auteur de la BD Monkey business, et l’assiste pour la mise en couleur d’un de ses albums. Il lui raconte ses études aux gobelins et son passage à la BD. “Grâce à lui j’ai réalisé qu’il n’y avait pas d’incompatibilité entre l’animation et la Bande dessinée. J’étais jusqu’ici tiraillée entre deux mondes. Il m’a encouragée à faire les études qui me tentaient, aidée à surmonter le traumatisme de la 3D (rires). Il m’a super bien accueillie. J’ai eu de la chance, car pour beaucoup de mes connaissances, leur stage en BD n’a pas été une expérience heureuse. C’est un travail très solitaire et si le stage se passe mal, cela peut être compliqué.”
Julie est ensuite admise à l’EMCA, à Angoulême. Elle s’y sent très à l’aise, libre de tester des choses en animation 2D: animation traditionnelle, tv paint, toonboom. Un vrai bonheur. “Expérimenter des techniques, travailler en équipe, j’ai adoré! J’ai fait de belles rencontres: Ninon Bernard notamment. On a travaillé dans une sorte de fusion. On a réalisé ensemble POP UP, un film sur les achats compulsifs”.
« Pop up » de Ninon Bernard et Julie Daravan Chea »
Financièrement, c’est plus compliqué. “L’EMCA est une école sous contrat qui coûte environ 6000 euros par an. Heureusement, j’avais économisé grâce aux différentes bourses auxquelles j’avais eu accès jusque là. Étudiante à Paris, j’avais bénéficié d’aides de la part du CROUS ou d’associations aidant les jeunes de banlieue”. Julie doit malgré tout travailler en parallèle de ses études pour payer son loyer. Elle est embauchée en tant que surveillante au musée d’Angoulême et postule à un service civique dans le cadre duquel elle obtient un poste auprès de l’UDAF, l’Union des associations de Charente. “J’y ai beaucoup appris. J’étais chargée de la communication visuelle de chaque association de l’UDAF. J’ai dû créer une quinzaine de logos.” Elle découvre de nombreuses associations: club de confiture, théâtre, aide aux personnes âgées …. Elle y rencontre des gens qu’elle n’aurait jamais rencontrés ailleurs. “Ça m’a donné envie de travailler avec des associations. J’ai été touchée par la solidarité dont j’ai été témoin, la bienveillance envers les autres. Ça m’a sorti du microcosme du milieu étudiant de l’anim”. Elle travaille le weekend et ne prend jamais de vacances. “Pendant l’été, j’ai aussi été main d’œuvre pour l’association REMPART qui œuvrait à restaurer des chapelles. Bref, j’ai fait pas mal de petits boulots!”.
A la fin de sa deuxième année à L’EMCA, Julie répond à un appel à projet pour la collection “En sortant de l’école”. Son projet est retenu mais…. elle y renonce! Elle vient d’être reçue au concours d’entrée de la prestigieuse école de la Poudrière à Valence. Elle quitte l’EMCA, dont elle ne sera donc pas diplômée puisque le cursus de l’EMCA se déroule sur trois années.
En partance pour Valence, elle recense et candidate à toutes les aides auxquelles elle pourrait prétendre. La fondation DARNAUD lui octroie un prêt de 3500 euros remboursable sans condition de temps. “J’ai remboursé en un an après la Poudrière . C’est grâce à mon expérience auprès de l’UDAF que j’ai connu ce programme.. Dans ces écoles (EMCA, Poudrière), il y a beaucoup de jeunes issus de milieux favorisés. Il y a peu de jeunes issus de banlieue car les études coûtent trop cher et il faut être sacrément tenace pour chercher des sources de financement. Ça demande du temps et de l’investissement administratif. Mais ça vaut le coup, et j’ai pu mener les études que j’ai voulu grâce à ces leviers.” Elle trouve aussi, dès son arrivée, un petit boulot au théâtre de Valence.
De ses études à la Poudrière, Julie dit que c’est une formation intense et complète. « C’était très solitaire mais j’ai réalisé de nombreux petits films: j’ai la sensation d’avoir condensé 10 ans d’études en deux ans. Tu passes ta vie à faire des films!! J’ai pu tout tester, à la fois mes capacités techniques et mon écriture, mais aussi justes des choses que j’avais envie de faire. Avant, j’étais très entravée par la technique, je voulais impressionner les gens formellement. Me focaliser sur la technique m’empêchait de me concentrer sur l’essentiel: communiquer une histoire qui marche et qui est juste, qui résonne pour le public. Qu’importe la technique pourvu que tu sois sincère.
Pour répondre au concours “Les espoirs de l’animation” proposé par Canal J, sur le thème “Et si j’avais un super pouvoir ?”, Juli co-réalise “à tes souhaits”, un court métrage de fiction initialement conçu comme un film documentaire. “ Avec Maša Avramović, ma co-réalisatrice, on a interrogé et enregistré une enfant, sur un mode documentaire. Mais au montage, on n’a pas trouvé l’angle. Et on voulait éviter d’être trop illustratives.“ Elle n’a pas le temps d’explorer le sujet comme elle aurait aimé le faire, par manque de temps. Mais le film devient finalement une fiction très inventive : “Une petite fille, malade, s’ennuie dans sa chambre. Mais elle découvre que lorsqu’elle éternue, ses souhaits se réalisent “. Julie adore la fiction, forcer le trait sur ce qu’elle a envie de partager. L’école lui offre tout le loisir d’expérimenter son champ de prédilection.
“A tes souhaits” de Julie Daravan Chea
La Poudrière lui a offert une grande liberté, notamment dans la réécriture de ses projets. Après l’enregistrement des voix de “Ton français est parfait”, elle reprend par exemple l’animation de son personnage pour coller à la justesse du jeu de la comédienne qui a changé bon nombre de ses dialogues. “A la Poudriere, qu’importe l’étape, on se donne toujours le droit de changer pour que le film soit solide, pour que ça marche. On te donne une grande confiance, c’est une formation très libre même si on a beaucoup de deadlines. A toi de trouver des solutions. A notre arrivée, Laurent Pouvaret s’est adressé à la promo en nous disant “vous allez faire plein de films. Mais ce qui nous importe vraiment, c’est ce que vous allez faire plus tard”. Ça m’a inquiétée et libérée à la fois!”
Pendant l’écriture de “Ton français est parfait”, Matthieu Marin Garcia présente Kelsi Phung, Co-fondateur.ice du collectif DELAN, à Julie .”Sans DELAN , je n’aurais jamais pu avoir autant de contact auprès de ma communauté pour trouver les bonnes comédiennes.” Les statistiques évoquées par le collectif DELAN lui parlent immédiatement. “Cela a politisé mon discours. J’ai envie de faire se rejoindre l’intime et l’universel. Travailler sur des projets plus représentatifs de moi-même. des projets qui mettent en scène des asiatiques français. »
« Ton français est parfait » de Julie Daravan Chea
***
Depuis la Poudrière, Julie alterne entre la réalisation, l’animation sur des projets qu’elle ne réalise pas et la BD.
Elle a travaillé en tant que technicienne sur plusieurs projets: layout designer sur «Ana Filoute» chez Folimage, animatrice 2D sur le pilote de la série «Cloudy» chez Miyu, animatrice 2D/Layout chez Foliascope sur le projet Music Queens. En ce moment, elle travaille sur le court métrage de Haruna Kishi “Petit Tanuki ”d’abord en tant qu’animatrice puis coloriste-clean. Ce court métrage fait partie des 5 films qui composent “Le Noël des animaux”, un long-métrage produit par les Valseurs.
Côté réalisation, depuis la Poudrière , Julie a réalisé “Abri”, un film pour la collection “En sortant de l’école” (elle y est revenue !!) produit par tant mieux prod. Le film a reçu le prix Zebrino à Berlin, “Best Poetry Film for children, youth and young adults” du ZEBRA Poetry Film Festival. Il a été sélectionné en compétition pour le festival 1ers plans d’Anger 2024.
« Abri », de Julie Daravan Chea
Dans la foulée, elle a aussi réalisé un “Shortcut” Arte, c’est-à dire un film court introduisant la diffusion sur Arte du film «Sans toit ni loi» d’Agnès Varda.
« Shortcut Arte- Sans toit, ni loi», de Julie Daravan Chea
Elle travaille en ce moment sur un nouveau court métrage de 15 minutes: “Chiche!” produit par les Armateurs. Ce projet a bénéficié cette année de plusieurs résidences: “Projectiles” à Saint Laurent Le minier, “The open workshop” au Danemark, et enfin “Do not disturb” à Arles. Le film met en scène deux collégiennes qui jouent à chiche/pas chiche. “Ce film s’inspire d’une perquisition de police particulièrement brutale que j’ai vécue à 11 ans, dans mon appartement, dans la nuit du 4 octobre 2006 aux Mureaux. Dans la Cité des Musiciens, une centaine de policiers intervient suite aux échauffourées qui ont eu lieu la veille entre jeunes et forces de l’ordre et plonge plusieurs familles en état de choc. Pour garder une trace de cet évènement, j’ai imaginé les personnages de Yacine et Eva qui, à travers le jeu du chiche, affrontent certaines de leurs pires peurs : celle de l’autorité policière pour Yacine, celle du sentiment amoureux pour Eva. Quand leur jeu dégénère, elles se retranchent dans le giron familial où elles trouvent du réconfort. Après la violence injustifiée de l’opération de police, leur amitié et leur force joyeuse leur permettront de faire face à leur dispute et au traumatisme. Grâce à ce film, je veux montrer que les violences policières touchent aussi les femmes et les enfants tout en rendant visibles des communautés souvent invisibilisées dans le cinéma français. Notamment la communauté asiatique dont je fais partie. J’aborde aussi la question de l’intime et la difficulté à vivre son homosexualité en banlieue. Je tiens aussi à représenter la banlieue de manière chaleureuse et joyeuse, un endroit où on se sent “chez soi” même après un événement dramatique.”
“Chiche” de Julie Daravan Chea
En parallèle, Julie travaille sur un nouveau projet de BD. Il s’agit du premier roman graphique de Grace Ly (co-animatrice avec Rokhaya Diallo du podcast Kiffe ta race). “Grace m’a contactée après avoir vu “Ton français est parfait”. Elle m’a proposé de travailler avec elle sur la représentation des personnes asiatiques en France. Dans “Faire de vagues”, une ado de 14 ans part pour la première fois en vacances en Bretagne dans une famille recomposée. Comment trouver sa place dans une nouvelle famille et comment faire face au racisme banalisé?”.
“Faire des vagues”, de Julie Daravan Chea – Recherches
************************************************************************************************
*** Collectif Décolonisons l’animation (DELAN): Fondé en 2019 à Annecy, le Collectif Décolonisons l’animation (DELAN) a été créé pour soutenir les personnes racisées et minorités de genre du cinéma d’animation et leur offrir un lieu de réunion en non-mixité, un safe space. Il compte à ce jour plus de 117 membres. DELAN organise des interventions au sein d’écoles et de festivals pour parler des problématiques de représentation dans le milieu du cinéma d’animation. Le collectif est aussi sollicité pour des consultations par des producteur·rices, des réalisateur·rices: des sensitivity readers, désigné·es par le collectif, peuvent aider à évaluer dans les projets la représentation des personnages racisés, éviter des stéréotypes racistes ou des représentations offensantes ou erronées. DELAN travaille également à un recensement de tous les films d’animation (courts/ moyens/longs/unitaires) réalisés par des réalisateur·rices “concernés”, c’est-à-dire racisé·es ou appartenant à une minorité de genre.
Filmographie:
“Abri”, court métrage, Film de commande “En sortant de l’école”, Tant Mieux Prod 2023
https://www.unifrance.org/film/56945/abri
Prix Zebrino Audience Award for the Best Poetry Film for children
“Sans toit, ni loi”, collection shortcurt pour Arte, Caïmans Production 2023
“Ton Français est parfait”, court métrage, film de fin d’étude de la Poudrière, 2020
https://www.folimage.fr/fr/films/ton-francais-est-parfait-238.htm
Prix «Lyf d’or de l’animation» au Festival Jeune de Lyon
Special Mention, à Cinemira Festival (Budapest)
- Prix Benshi, Festival d’Angers
Film distribué en salle par Gebekas en première partie du film «Vanille» de Guillaume Lorin
BD:
«Faire des vagues» 2023 Dessinatrice, écrit par Grace Ly Marabulles Edition, sortie 2025
«Secret Love Letter» 2023 Finaliste pour le prix Raymond Leblanc
«La colline de Mme Penh» 2017 Lauréate de la Fondation Jeunes Talents Glénat dans la catégorie bande dessinée
IG: @cheadaravan