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La première fois que j’entends parler de Lotte Reiniger, c’est en janvier ou février 2021, pendant un de ces confinements hivernaux interminables qui m’ont fait l’effet d’un sommeil de cent ans. Je suivais un cours d’analyse de séquence consacré à l’animation via Zoom, et le désenchantement face à ce miracle technologique qui nous permettait de rester « connectés » malgré l’isolement se faisait déjà cruellement sentir.

C’était un court-métrage qui reprenait l’histoire de Jack et le Haricot Magique dans le petit théâtre d’ombres qui caractérise l’œuvre de Reiniger. Un garçon pauvre vend son cochon contre la promesse de « toutes les richesses du monde », des haricots poussent et se déploient jusqu’au ciel, un château posé sur des nuages est habité par une princesse emprisonnée prête à cacher un intru sous ses jupons et par un ogre cruel mais pas très dégourdi… Malgré les hoquets du logiciel, la beauté des images et l’inventivité visuelle de Reiniger m’ont immédiatement séduite.

Née à Berlin en 1899, Charlotte (dite « Lotte ») Reiniger découvre tôt ce qui deviendra son outil de prédilection : les ciseaux. C’est à l’école qu’elle apprend à découper des formes dans du papier, pour monter des petits jeux de théâtre d’ombres inspirés des pièces de Shakespeare. Un outil modeste et un matériau ordinaire, qu’elle maîtrisera avec une virtuosité qui ne cessera d’impressionner ses contemporains.

Adolescente, elle se passionne pour le cinéma, notamment celui de Méliès, pour ses effets spéciaux. Mais c’est la découverte des films expressionnistes de Paul Wegener qui convainc Lotte de se lancer dans l’animation. Elle étudie l’art des ombres chinoises à l’institut de recherches culturelles de Berlin et commence à travailler aux côtés de Wegener. Rapidement, elle se met à travailler sur ses propres créations. Avec l’aide de son futur époux Carl Koch, elle met au point une technique d’animation fondée sur l’usage de silhouettes de papier minutieusement découpées et articulées. 

De 1923 à 1926, elle réalise ce qui sera souvent décrit comme le premier long-métrage d’animation de l’histoire du cinéma : Les Aventures du Prince Ahmed, un conte visuel tout en ombres chinoises inspiré des Mille et Une Nuits. On y croise un Mage Africain qui échange des femmes contre objets magiques, un jeune prince qui s’envole pour le pays des Esprits et y tombe amoureux, un cheval volant qui fonctionne grâce à des leviers ingénieusement disposés, une jeune femme à qui on ne cesse de confisquer le manteau de plumes qui lui permet de voler, un palais qui se construit tout seul, une sorcière au grand cœur… et même un certain Aladdin, qui, tombé au fond d’un puits, parvient à s’éclairer grâce à une lampe magique… 

Le scénario et le storyboard sont entièrement créés par Lotte, qui met son art au service de l’histoire. Long d’un peu plus d’une heure, le film est  composé de plus de 250 000 images, créées et assemblées sur plus de trois ans. Les personnages sont des silhouettes découpées dans du carton noir et assemblées avec du fil de plomb. Chaque membre est découpé séparément, et certains mouvements compliqués ou subtiles peuvent requérir entre 25 et 50 composants. Silhouettes et arrière-plans sont disposés sur une table de verre, éclairée par en-dessous. La caméra est suspendue au-dessus. La technique est proche de celle du stop-motion : le mouvement des silhouettes est décomposé et patiemment animé, plan par plan. Le film connait un grand succès d’estime en Allemagne et en France.  

Mais face à la montée du nazisme en Allemagne, Lotte et son époux émigrent et partent pour l’Angleterre. Après la guerre et de multiples allers-retours entre Londres, Paris, Rome et Berlin, ils deviennent citoyens britanniques et fondent leur propre studio de production – Primrose Productions. Ils y produisent de nombreux films, notamment des adaptations de contes de fées produites pour la télévision américaine. 

Il y a dans ce style du théâtre d’ombres créé par Lotte quelque chose qui donne corps à l’étrangeté des contes. Ces personnages à la fois familiers et mystérieux évoluent dans un monde qui se dérobe en partie à nous. Ils n’ont pas de visage, seulement une silhouette sombre qui se détache sur un arrière-plan coloré et féérique. On les reconnait, et leur expressivité nous les rend sympathiques, mais, comme les contes de fées, ils restent auréolés de mystère.

Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur les influences directes ou indirectes que ses films ont eu sur des œuvres postérieures. Comment ne pas songer à Michel Ocelot, qui reprend et rend hommage au style visuel si caractéristique de Lotte dans ses propres contes. La joute amoureuse finale de Princes et Princesses n’est-elle pas une référence directe à une scène des Aventures du Prince Ahmed, ce combat qui oppose le Mage Africain et la Sorcière de la Montagne dans une éblouissante succession de métamorphoses animales ?

Pourtant, on ne peut pas vraiment dire que le regard de Lotte sur les contes de fées déconstruise grand-chose de ce qui leur est souvent reproché, en termes de représentations des rôles genrés. Les héros actifs sont presque toujours des hommes : princes, aventuriers ; tandis que les femmes restent très passives. Au mieux, on les sauve, au pire, elles sont enlevées, mariées contre leur gré, violées. Elles sont d’obscurs objets de désirs que les princes observent à leur insu quand elles se baignent. De beaux oiseaux exotiques aux pouvoirs étranges. Il y a tout de même quelques sorcières, plus fortes, plus ambiguës. Malgré ça, le pouvoir de fascination des contes opère, sans doute grâce au merveilleux, qui s’incarne parfaitement dans l’art visuel de Lotte.

Sous ses ciseaux, le cinéma prend un aspect artisanal. L’humilité de son matériau et de son outil laisse de la place pour une grande inventivité dans les effets spéciaux, les métamorphoses, les disparitions. C’est un art du truquage, un peu de bric et de broc, qui fait surgir la magie de pas grand-chose. Il faut sans doute avoir une puissance imaginative phénoménale pour voir le monde merveilleux qui se cache dans quelques morceaux de carton noir, au-delà du minutieux et fastidieux travail de découpage, d’assemblage. 

La dextérité de Lotte avec ses ciseaux en a fasciné plus d’un. Renoir, le réalisateur,  comparait ses doigts tenant son outil à une gracieuse danseuse de ballet ; Moritz, l’historien, soulignait la facilité époustouflante avec laquelle elle découpait.

J’aime imaginer que cette dextérité, ce geste sûr et fluide lui procurait beaucoup de plaisir. Qu’elle aimait sentir le mouvement familier des ciseaux contre le papier, leur bruit chuintant, leur précision, leur puissance discrète. J’imagine son attention perfectionniste pour le détail de telle ligne du visage, ou de telle tournure de vêtement. Sa satisfaction de voir émerger la forme exactement comme elle l’avait imaginée. 

Il y a quelque chose d’infiniment touchant dans ces créations, que je perçois moins comme des tours de force techniques que comme des prouesses de patience et de minutie, nourries par le plaisir du savoir-faire et de l’imagination.


SOURCES

David Sterritt (2020): The Animated Adventures of Lotte Reiniger, Quarterly Review of Film and Video, DOI: 10.1080/10509208.2020.1732144

Katharina Boeckenhoff and Caroline Ruddell, Lotte Reiniger: The Crafty Animator and Cultural Value, in C. Ruddell and P. Ward (eds.), The Crafty Animator, Palgrave Animation, https://doi.org/10.1007/978-3-030-13943-8_4

https:// u-paris.fr/lotte-reiniger/

https:// dailygeekshow.com/lotte-reiniger-animation/

https:// festival-larochelle.org/cineaste/lotte-reiniger/

https:// www.cinematheque.fr/objet/873.html

http:// theatredombres-actu.over-blog.com/article-exposition-lotte-reiniger-la-maitresse-des-ombres-78806346.html

http:// transmettrelecinema.com/film/aventures-du-prince-ahmed-les/#video

Sources Images (dans l’ordre d’apparition dans le document) :

https:// cinemondeenquestion.wordpress.com/2019/06/14/the-art-of-lotte-reiniger-1970/

https:// www.dailymotion.com/video/x2lw9ja

https:// fr.vikidia.org/wiki/Fichier:Lotte_Reiniger_London_Abbey_Arts_Centre_Garden_02.jpg

http:// transmettrelecinema.com/film/aventures-du-prince-ahmed-les/

https:// alarencontreduseptiemeart.com/les-aventures-du-prince-ahmed/

http:// transmettrelecinema.com/film/aventures-du-prince-ahmed-les/#video

https:// www.slaphappylarry.com/influence-lotte-reiniger-animation/

https:// carlottafilms.com/films/aventures-du-prince-ahmed-les/

https:// pucemoment.org/projets/les-aventures-du-prince-ahmed/

https:// www.espacedjango.eu/event/cinedjango-princes-et-princesses/

https:// www.notrecinema.com/communaute/stars/stars.php3?staridx=81929

https:// u-paris.fr/lotte-reiniger/

https:// www.closeupfilmcentre.com/film_programmes/2016/films-of-rhythm-and-movement-lotte-reiniger-and-oskar-fischinger/

Portrait – Lotte Reiniger par Mélodie Orliac