Apprendre sur le tas, avoir différentes casquettes (parfois en même temps) et s’adapter au contexte, c’est ce qui caractérise Noémi Gruner. Depuis le début de sa carrière, elle a enchaîné les collaborations sur des projets et des formats tous très différents. Sur son premier court-métrage La Costa Dorada, elle écrit, se documente, réalise, illustre et dirige des équipes. Puis, au service des autres, elle met le costume de décoratrice et apprend à reproduire différents styles artistiques. Toujours sur des films mettant en avant les jeunes, mais aussi l’empathie.
L’éducation artistique c’est l’école certes, mais c’est aussi le cadre familial. Issue d’une famille multiculturelle et cultivée, Noémi bénéficie d’un façonnage complémentaire grâce à ses parents qui lui montrent des films d’auteurs cultes. Elle voit les Chaplin, les Tati, mais surtout Le Roi et l’Oiseau de Paul Grimault. Et c’est en le re-visionnant adulte qu’elle constate à quel point ce film l’a influencée, par son côté poétique mais aussi décalé. Le film adopte également un ton engagé avec des messages sociétaux. Ce qui ressort aujourd’hui dans son travail a fortement été influencé par cet héritage. Elle prend conscience de la force d’un auteur de pouvoir imposer sa patte graphique et ses sujets, malgré la concurrence avec les films d’animation mainstream. Cela attise encore plus sa curiosité et son admiration.
Après deux films d’étude (Le Mur et Tatie Tango), Noémi envoie le scénario de son court-métrage, La Costa Dorada, à plusieurs appels à projets. L’un d’eux mord à l’hameçon et lors du festival d’Aubagne elle rencontre la productrice Delphine Schmit qui va professionnaliser son film. Grâce à elle, elle apprend sur le tas à écrire un scénario sans faille, parfaitement ficelé, pour qu’il soit la base solide et équilibrée du projet. Au fur et à mesure, elle apprend les rudiments du métier de scénariste et enrichit son film. Et lorsqu’il faut passer à la réalisation, Noémi prend de l’avance. Pensant faire le film toute seule, elle dessine d’emblée tous les décors. Jusqu’au moment où de l’argent vient tomber dans l’escarcelle de La Costa Dorada, permettant de recruter une équipe d’animation. Noémi apprend donc un autre métier, celui de cheffe d’équipe, et doit parvenir à transmettre sa vision précise à ses équipiers et équipières. Heureusement la collaboration se passe très bien et le film avance convenablement. Cette nouvelle expérience la conforte dans son souhait de toujours travailler en équipe tant sa motivation est décuplée quand elle est entourée d’autres personnes. Comme elle le dit elle-même, « c’est impossible de faire un film tout seul. »
La Costa Dorada se déroule en Espagne, pendant le mouvement des Indignés à Madrid (mouvement de protestation populaire qui a eu lieu sur la Puerta Del Sol le 15 Mai 2011). Le film raconte l’histoire d’Erika, une jeune chanteuse qui doit partir se produire pour des touristes sur la Costa Dorada alors que dans la capitale s’organise l’une des plus importantes manifestations du mouvement des Indignés. On y voit des personnages jeunes et politisés essayer de s’en sortir et de se battre pour un monde plus juste. Pour Noémi il était plus logique et naturel pour un premier film de choisir ce type de personnages. « Si je dois écrire des histoires, les personnages sont proches de moi. Si je dois parler de thématiques de l’intime ou des sentiments que je peux avoir à certains moments, forcément les personnages vont avoir à peu près mon âge. » D’où l’intérêt de donner à Erika le même âge qu’elle au moment du film. Les thématiques de l’intime et sociales, qui vont revenir dans toute sa filmographie, proviennent aussi d’elle-même.
Les causes du mouvement des Indignés la marquent, et l’idée de La Costa Dorada lui vient d’un reportage photo de son amie Clémentine Schneidermann, où l’on voit des images de villes vides. « Je voulais vraiment faire une histoire là dedans. J’ai rapidement eu l’idée de cette chanteuse qui va se produire malgré la désertion des lieux. Et en étant déjà moi même assez renseignée sur la politique, cela me semblait nécessaire de contextualiser ces villes vides et de les inscrire avec ce mouvement car l’écho était évident. »
À cette époque, l’entourage de Noémi est blasé par la politique. Cette désinvolture la marque et la choque, bien qu’elle en comprenne les raisons. Elle veut réagir et décide que son film doit donner envie de se bouger, de se renseigner et pourquoi pas, de manifester. Le choix de l’Espagne, lieu où le mouvement des Indignés fut le plus fort, est là aussi tout naturel. Noémi a le recul pour analyser et observer un élan hors des frontières françaises. En parallèle de l’écriture du scénario, elle fait des recherches sur le contexte du pays et sur le mouvement. Et le hasard lui-même vient l’encourager dans cette voie. Lorsqu’elle contacte Nuria Lopez Bernal, qui a écrit et interprété la chanson qu’elle veut dans son film, Noémi se rend compte que Nuria est déjà l’incarnation du personnage d’Erika. De plus Nuria apporte un cadre et des précisions pour que le scénario soit pile dans son sujet. Un sujet de plus en plus nourri par la curiosité de sa réalisatrice.
Noémi veut comprendre les autres car elle est à la recherche de l’empathie. C’est ce sentiment précis qui est au cœur de son prochain film Les Astres Immobiles, l’histoire d’une petite fille chinoise qui doit à la fois réaliser un exposé sur l’espace, et faire l’interprète pour ses parents qui ne parlent pas français. Pour Noémi, il faut se mettre à la place des autres pour comprendre comment la vie se passe pour eux. « Dans l’histoire, on voit une famille qui n’est pas la même que la nôtre en tant que « franco français » et je trouve intéressant de proposer cela à un spectateur qui, comme moi, ne connaît pas la vie d’une famille étrangère en France. Ma famille a été « étrangère » à plusieurs moments, mais cela remonte à plusieurs générations, c’est encore difficile d’en parler, de creuser, malheureusement.» Noémi cherche à déconstruire le mythe de l’étranger qui ne veut pas s’intégrer, mais aussi à partager un autre discours que celui qu’on a tendance à entendre trop fort du côté de certaines personnes souvent énervées. Elle évoque également les représentations inégales des différentes catégories sociales dans les contenus. « Ça m’a toujours beaucoup choqué que dans les programmes que je regardais enfant, il n’y ait que des blancs, et beaucoup de garçons. Je n’avais jamais pensé petite que mes amis d’origines différentes n’étaient pas du tout représentés dans les dessins animés. En France on est très riches il y a plein d’origines, et ces petits là ne se voient pas à l’écran, ne sont pas valorisés. »
La thématique de l’immigration l’intéresse particulièrement et on la retrouve dans sa filmographie. Son appétence vis-à-vis des autres l’aide aussi à se construire elle-même. « Je pense que ce sont des sujets qui m’obsèdent. C’est une histoire de recherche d’identité, on creuse dans son héritage familial. C’est un peu choquant de savoir que ce qu’on voit en Histoire est arrivé à des gens de sa famille. Et on se retrouve tous dans ces thématiques d’intégrations car on a tous une part de notre famille qui est liée à ça. »
Ces thèmes sociaux sont solidement attachés au travail de Noémi. Elle va rejoindre en tant que décoratrice deux films qui évoquent la jeunesse et le besoin de migration pour sauver sa peau. Elle rejoint en tant que décoratrice les équipes des films Josep (2020) de Aurel et de La Traversée (2021) de Florence Miailhe. Contrairement au cinéma traditionnel où un meuble est un vrai meuble, ce même meuble sera dessiné sous tous les angles dans un film d’animation. Le travail de décoratrice consiste en effet à produire un dessin fixe, à plusieurs niveaux. Ce dessin fixe sera ensuite le décor en fond derrière lequel le personnage évoluera. Sur Josep, Noémi était chargée des décors des scènes de flash-back, soit une grande partie du film. « Les décors étaient scindés en deux parties. Deux personnes faisaient le lay-out trait : le dessin comme un croquis avec uniquement des traits. Et moi derrière ça je faisais les ambiances avec la lumière, la couleur et un peu du coloriage. Et j’ai adoré, c’était très confortable pour moi, je n’avais pas à m’occuper de la perspective. Je devais faire une image sensible, forte et cohérente. » Mais cela ne l’empêche pas d’expérimenter en faisant des recherches de matières d’encre afin de garder un aspect croquis aux dessins, comme pour rappeler les compositions de Josep Bartoli.
La Traversée lui propose un défi plus corsé. Le film étant entièrement fait en peinture à l’huile, la décoration se fait directement sur le support. Après avoir dû transmettre à ses animateurs sur La Costa Dorada, la voilà désormais de l’autre côté. Il fallait peindre comme Florence Miaihle et donc apprendre sa méthode. La réalisatrice échange énormément avec ses animatrices qui n’hésitent pas de leur côté à proposer des choses. Installée dans un grand atelier avec uniquement des femmes, Noémi sort comblée et enrichie de cette expérience et de ses échanges avec ses collègues, malgré la difficulté de cette tâche précise de décoratrice. « Je trouve que c’est un métier pas évident. On doit toujours s’adapter au style de quelqu’un d’autre. Pour ça il faut avoir l’esprit très ouvert et malléable artistiquement. » Noémi évoque les détails techniques, notamment la perspective qui se maîtrise de plus en plus avec de la pratique. Mais aussi la cohérence du décor, ce qu’on coutume d’appeler les faux-raccords. « Comme on est plusieurs, on ne peut pas prendre de liberté et dessiner une même chose de façon différente sinon on ne va rien comprendre. Il faut être très attentif à ce que les autres font. Et la grosse difficulté pour moi c’est avoir une bonne gestion de l’espace. En tant que décoratrice, on est à la place de la caméra et on doit refaire une même pièce sous tous les angles. On doit avoir une vision en 3D mentale du lieu et ensuite le retranscrire. C’est au centimètre près. » Et quand le travail est bien fait, le spectateur, souvent, ne le remarque pas.
Traditionnellement, le métier de décoratrice est souvent donné à des femmes dans le secteur du cinéma d’animation. Selon Noémi, beaucoup de clichés d’un autre temps subsistent. « Par exemple, si on est sur un film très technique avec des perspectives très compliquées, ça va plus être des hommes, alors que tout le monde sait le faire. Et si c’est un peu plus sensible, on choisira des femmes. Typiquement La Traversée se voulait plus sensible et plus risqué. »
A l’heure actuelle, Noémi a revissé sa casquette de réalisatrice et cheffe de projet sur sa tête. Son prochain film Les Astres Immobiles, un unitaire pour la télévision co-réalisé avec Séléna Picque et toujours produit par Delphine Schmit, occupe toutes ses journées. En tant que cheffe d’équipe et cheffe d’animation, elle dirige une équipe de 8 animatrices. Son quotidien lui demande, encore une fois, de jongler avec de nombreuses tâches : répondre aux questions des animatrices, traiter ses mails, ordonner les plannings, écrire les briefings de chacun des 545 plans du film tout en expliquant ce qui s’y passe pour que l’animatrice sache quoi faire jouer au personnage, mais aussi faire du montage, animer des ombres, gérer la musique et enregistrer les voix. Heureusement elle peut compter sur sa coréalisatrice. « Sur Les Astres Immobiles j’ai demandé à Séléna Picque de créer la charte graphique et toute la direction artistique car je trouvais que mon style n’allait pas coller avec ce que j’imaginais. Et en plus, j’adorais son travail depuis longtemps, c’était donc l’occasion de travailler ensemble ».
Et à nouveau Noémi apprend sur le tas. En tant que directrice du projet, ses journées se rapprochent du métier de chargée de production. Toujours épaulée par sa productrice, elle découvre comment préparer le travail pour son équipe, agencer les plannings, écrire les briefings des plans, mais aussi quelques tâches de bureautique comme envoyer et répondre aux mails. Elle déplore que ces méthodes professionnelles appliquées dans l’industrie ne soient pas plus enseignées à l’école. « Quand on sort de l‘école, on a éventuellement fait un film, mais on se rend pas du tout compte comment les choses sont organisées professionnellement, comment chaque tâche est organisée pour chaque équipe, comment gérer le budget, comment toute cette machine fonctionne. On nous l’apprend pas du tout et c’est dommage. » Il faut donc observer, que ce soit les productions bien organisées où le travail est agréable, mais aussi celles plus bâclées où l’on se dit « tiens, je n’aurais pas fait comme ça. » Sur ses propres projets où elle est cheffe, Noémi s’éduque à faire confiance et à lâcher du lest. « Quand je suis réalisatrice et que je dois dicter des choses à faire, je dois faire confiance aux autres qui ne vont pas forcément faire pile poil ce que je veux, mais ce sera aussi bien. » Car un film d’animation n’est pas que le fruit du travail du réalisateur ou de la réalisatrice, il est celui de toute une équipe, de multiples métiers tous aussi importants les uns que les autres.
Noémi Gruner est une réalisatrice et décoratrice de films et séries d’animation. Elle est diplômée de l’EMCA. Elle a collaboré sur Ariol (saison 2), Josep, La Traversée, La Costa Dorada. Elle travaille actuellement sur Les Astres Immobiles et Tiandu Cheng. Les Astres Immobiles est un unitaire de 26 minutes pour la télévision. A l’heure de l’interview, Noémi indique que le film est à environ 25 % de sa production. L’animation doit être terminée en mars. Quand elle évoque le secteur du cinéma d’animation, Noémi a toujours le sourire aux lèvres. « Je me sens très bien dans ce milieu. J’ai eu la chance de n’avoir aucune mauvaise expérience, ce qui n’est pas toujours le cas. J’y suis bien. Je ne suis pas déçue. » Travaillant sur des projets de plus en plus longs, on souhaite à Noémi un jour de réaliser son premier long métrage.
Un potrait signé Axel Blandel