« Vie ? Ou Théâtre ? »
de Charlotte Salomon
Ce mois-ci, nous vous proposons un portrait un peu différent de ceux auxquels nous vous avons habitué.e.s. En effet, Marine Tuloup nous propose d’embarquer dans l’univers de Charlotte Salomon (1917-1943) dont elle est admirative du travail. Elle voit dans les œuvres de la peintre et dans son « Vie ? Ou Théâtre ? » des interconnexions avec la technique de l’animation. Les tableaux de Charlotte Salomon proposent de véritables intentions de mise en scène et les poses des modèles sont comme autant de poses clés qui décortiquent le mouvement. Marine Tuloup nous montre que les ponts sont nombreux entre la discipline de Charlotte Salomon et celle de l’animation.
En juin dernier, lorsque j’ai participé à une conférence « en ligne » organisée par Les Femmes s’Animent à l’occasion du festival d’Annecy, on m’a demandé d’évoquer mon héroïne « du moment ». J’ai immédiatement pensé à Charlotte Salomon, dont l’œuvre « m’accompagne » depuis une dizaine d’années. Mais impossible de résumer en deux minutes mon admiration profonde pour cette femme. Et surtout, par où commencer ?
Charlotte Salomon a réalisé entre 1940 et 1941 « Vie ? Ou Théâtre ? », une œuvre colossale, digne des plus grands peintres modernes. Exilée en France, persécutée par le régime Nazi et la France de Vichy, anéantie par la révélation d’un lourd secret familial, elle a résisté à la fatalité grâce à son art. Elle y a transcendé les drames et les interdits qui l’entravaient. En moins d’un an elle a produit 1325 peintures pour mettre en scène le récit de sa vie.
Collection Jewish Historical Museum, Amsterdam – © Charlotte Salomon Foundation
® Charlotte Salomon
J’ai découvert Charlotte Salomon en 2011, au hasard d’une exposition au Contemporary Jewish Museum de San Francisco qui présentait une partie de « Vie ? Ou Théâtre ? ».
Comme souvent au musée, j’ai abordé en dilettante les allées de l’installation, au gré de mes impressions, sans connaitre le contexte dramatique dans lequel ce travail avait été réalisé. Dans un premier temps je n’ai pas bien compris cette histoire complexe si tragique. Je l’ai d’autant moins comprise que ces peintures semblaient déborder d’un immense appétit de vie. Mais la gravité du contexte familial et historique dans lequel elle a été réalisée m’a vite rattrapée.
La vivacité du récit de cette jeune femme m’a touchée en plein cœur : sa capacité de résistance, l’affirmation de son désir de vivre face à l’innommable. Sa légèreté, son ironie, la grâce de sa réponse au Tragique. Son art, si particulier, si dense et fascinant. J’ai été saisie par l’inventivité de cette artiste pour son époque, par la vitalité et le mouvement de ses peintures, par ses couleurs, par l’originalité de son style.
J’ai vite éprouvé une grande familiarité avec cette œuvre, sans doute parce qu’elle s’apparentait à la matière visuelle avec laquelle je travaille au quotidien, sur les films d’animation que j’accompagne. Je retrouvais dans ses peintures des cadrages et des décors de films, des bribes de storyboard.
Parfois des mises en scène visuelles : champ-contrechamps, jeux d’ombres, jeux avec le hors champ, partage de cadre. Souvent aussi des poses clés d’animation : par la répétition d’un même personnage dans les plans matérialisant des mouvements, des actions, des trajectoires ou même des dialogues.
Enfin un véritable travail de « montage », jouant avec la continuité temporelle, ou racontant la même scène du point de vue de plusieurs personnages.
Collection Jewish Historical Museum, Amsterdam – © Charlotte Salomon Foundation
® Charlotte Salomon
Sur un plan plus personnel, j’ai trouvé un écho à mes propres marottes de jeune fille. Le vertige de la passion amoureuse… les non-dits et les interdits dans l’éducation bourgeoise… la place fondamentale de l’art dans la vie : du chant, de la musique, du théâtre et du cinéma en particulier.
Cette exposition a été une rencontre. J’ai eu besoin d’en savoir plus, de comprendre le parcours de cette jeune femme et le sens de son art. Je me suis plongée dans son histoire, documentée sur sa vie et son œuvre.
J’ai parcouru encore et encore « Vie ? Ou Théâtre ? » dans les diverses éditions parues depuis 2011. J’ai vu les films de Richard Dindo et Franz Weisz, lu des biographies, articles de presse, ouvrages d’histoire de l’art, écouté des conférences, des émissions de radio…. J’ai pisté les nouvelles expositions lui étant dédiées. Comme pour résoudre une énigme, rassembler les pièces d’un puzzle.
Pourquoi cet entêtement ? Pour honorer sa mémoire ? Pour répondre à son absence, à sa disparition ? Pour lui rendre hommage en appréciant le plus intensément possible son art, et son aspiration à vivre et à créer ? Pour affronter la part de culpabilité que je porte vis-à-vis de la Shoah, moi qui suis issue d’une famille française catholique ? Plus je la côtoie et plus cette œuvre me fascine, me nourrit. Et j’ai découvert que nous étions nombreux à nous être « approprié » cette histoire, à nous en sentir proche alors qu’elle est pourtant très particulière et tragique.
La sensibilité féminine de son récit est l’une des raisons de mon attachement à l’œuvre de Charlotte Salomon. L’exaltation qui émane de son travail m’est familière « de par son genre ». Je serais bien en peine de l’expliquer davantage. Cet élan, cette frénésie, cette fragilité m’ont parlé.
J’ai aussi été sensible aux regards féminins portés sur « Vie ? Ou Théâtre ? » dans la documentation que j’ai parcourue. J’ai apprécié dans ces approches, par opposition à certaines appropriations ou interprétations malvenues, une forme d’humilité bienveillante qui laissait toute sa place à l’œuvre de Charlotte Salomon, sans la parasiter, tout en revendiquant la place qui lui est due. Cette place qui lui a été volée et interdite.
Ainsi par exemple « To paint her life, Charlotte Salomon in the Nazi Era » [1], la biographie de Mary Lowenthal Felstiner. Ou l’étude de Darcy C. Buerkle [2] sur le contexte historique et sociologique dans lequel s’inscrit la tragédie familiale des suicides de la famille Salomon. Enfin et surtout les travaux de l’historienne de l’art féministe Griselda Pollock, auteure de “Charlotte Salomon and the Theatre of Memory” [3], une véritable bible pour appréhender la densité et la grandeur de l’œuvre de Charlotte Salomon.
Qu’est-ce que « VIE ? OU THÉÂTRE » ?
« Vie ? Ou Théâtre ? » est une sélection de près de 800 gouaches, rassemblées dans une pièce en trois parties, que la narratrice décrit comme un « Singespiel » (opérette populaire). Sur certains des feuillets sont inscrits des textes poétiques, des dialogues, des descriptifs, des références musicales ou des textes de chansons. Ces lignes, écrites sur des calques transparents, puis progressivement au pinceau à même la toile, suivent harmonieusement le mouvement de sa peinture. C’est un récit d’une force et d’une intensité égalant les plus grands chefs-d’œuvre, à la croisée de l’art moderne et du cinéma.
Il ne s’agit pas simplement de peinture, mais d’une œuvre aux dimensions multiples « Une conception acoustique visuelle et narrative, (…) un ouvrage immense et presque cinématique » pour reprendre les mots de Griselda Pollock.
J’ai longtemps essayé de comprendre le lien entre la vie de Charlotte Salomon et le parcours des personnages de « Vie ? Ou Théâtre ? ». Dans mon esprit cartésien (ou psychorigide ?), l’un devait forcément être cohérent avec l’autre, et peut être trouverais-je ici la clé du mystère.
Mais « Vie ? Ou Théâtre ? » tient plus d’une autofiction que d’une autobiographie. Les personnages de la pièce sont des doubles fictionnels inspirés de la vie de Charlotte Salomon qu’elle a mis en scène. Cette mise en scène est le théâtre d’une vérité que son imaginaire a fait éclore.
Prenant ses distances avec la réalité elle est devenue ses personnages pour mieux rendre compte de leur point de vue. Elle a leur a donné de nouveaux noms, chacun doté d’une ironie signifiante, comme dans une pièce de Brecht.
Le personnage central, Charlotte « Kann », est le double de Charlotte Salomon. Le récit évoque son histoire et celle des femmes de la famille de Charlotte Salomon : sa mère Franciska Gründwald , sa belle-mère Paula Lindberg et sa grand-mère Marianne Gründwald.
La partie principale de « Vie ? Ou Théâtre ? » est consacrée à Amadeus Daberlohn, l’étrange professeur de chant de sa belle-mère. Il est aussi et surtout l’amant de Charlotte Kann, et son mentor. Il l’a encouragée à peindre. Elle lui voue une admiration absolue, l’investit d’une passion inconditionnelle, voire obsessionnelle. « Vie ? Ou Théâtre ? » expose de nombreuses théories de Daberlohn : la recherche de la vérité par le travail de la voix, la rédemption au travers du voyage Orphique, le cinéma comme nouvelle religion du monde moderne…. On y reconnait les thèmes de prédilection d’Alfred Wolfsohn, qui côtoya la famille Salomon à la fin des années 30.
La deuxième figure emblématique masculine du récit, bien plus sombre et menaçante, est celle du Professeur Knarre, le grand-père maternel de Charlotte Kann. Cet être cynique égocentrique et monstrueux de froideur est un adepte, selon les mots de la narratrice, du jeu de « la comédie de l’homme cultivé ». La pièce se termine autour de ce personnage, décrivant le ressentiment de Charlotte à son égard, sa nécessité de s’en affranchir. En 2011 Franz Weisz a rendu publique une lettre issue des documents retrouvés avec « Vie ? Ou Théâtre ? ». La famille de Charlotte Salomon avait jusqu’alors refusé de rendre publique ces feuillets dans lesquels Charlotte (Kann) s’accuse d’avoir assassiné son grand-père en lui préparant une omelette au Véronal (un poison mortel). La présence fantomatique et symbolique de ce grand-père dans de nombreuses planches de la pièce laissent penser qu’il eût une part de responsabilité dans la destinée tragique des femmes de la famille de Charlotte.
Collection Jewish Historical Museum, Amsterdam – © Charlotte Salomon Foundation
® Charlotte Salomon
Charlotte Salomon – Éléments Biographiques :
Charlotte Salomon est née en 1917 dans une famille juive allemande. Fille unique, elle est issue de la bourgeoisie berlinoise. Elle perd sa mère à 9 ans, « d’une grippe » lui dit-on. Elle est élevée par son père, Albert Salomon, chirurgien, et sa belle-mère Paula Lindberg, une cantatrice de renom.
L’arrivée d’Hitler au pouvoir précipite la fuite de Charlotte en 1939. Elle rejoint seule les Grünwald, ses grands-parents maternels, réfugiés depuis quelques mois dans le sud de la France, à Villefranche-sur-Mer. Ottilie Moore, une Américaine amatrice d’art les accueille. Elle achète à Charlotte Salomon ses premières toiles, l’aide financièrement.
Désespérée par la progression inexorable de l’armée Allemande, la grand-mère de Charlotte se défenestre en mars 1940. Le Dr. Grundwald révèle alors froidement à sa petite-fille la tragédie familiale qu’on lui a cachée jusqu’ici : ce suicide est le 7ème d’une lignée familiale maternelle. La mère de Charlotte n’a pas été emportée par la grippe mais elle s’est suicidée, comme l’avait fait sa tante quelques années plus tôt.
Puis en juillet 1940, l’étau se resserre autour de Charlotte et de son grand-père qui sont internés quelques semaines au camp de Gurs dans les Pyrénées, en tant que ressortissants allemands exilés en France. La santé fragile du Dr. Grunwald leur permet de regagner Nice. Charlotte Salomon prend alors des distances vis-à-vis de son grand-père et trouve refuge dans une pension à Saint Jean Cap Ferrat. Elle décide, pour ne pas sombrer dans la folie et le désespoir, d’« entreprendre quelque chose de vraiment fou et singulier » et de s’atteler à la réalisation de « Vie ? Ou Théâtre ? ». Elle peint jour et nuit au rythme des mélodies qu’elle fredonne sans relâche. Pendant près d’un an, elle consacre sa vie à ce récit choral inspiré de sa vie et de l’histoire de sa famille.
En février 1943, son grand-père meurt. En juin, Charlotte épouse Alexandre Nagler, un protégé d’Ottilie Moore. Les arrestations de Juifs se multiplient. Se sentant menacée, Charlotte confie ses peintures à son médecin, pour qu’il les mette en sécurité. En septembre 1943 le couple est dénoncé, arrêté puis déporté. Enceinte de cinq mois, Charlotte Salomon sera assassinée dès son arrivée au camp d’Auschwitz.
Son père et sa belle-mère, exilés en Hollande, reprendront possession de son travail en 1947.
Le Jewish Historical Museum d’Amsterdam en est aujourd’hui le dépositaire, et rend publique en ligne l’œuvre de Charlotte Salomon dans son intégralité : à découvrir en ligne.
un article de Marine Tuloup
[1] « To paint her life, Charlotte Salomon in the Nazi Era », Mary Lowenthal Felstiner Published by University of California Press, 1994
[2] Charlotte Salomon’s Interventions : Darcy C. Buerkle, Associate Professor of History at Smith College, explores Salomon’s tragic life as she discusses her book, “Nothing Happened: Charlotte Salomon and an Archive of Suicide,” as part of the Holocaust Living History Workshop sponsored by UC San Diego. Series: « The Library Channel » [4/2016] [Humanities] [Show ID: 30121]
[3] «Charlotte Salomon and the Theatre of Memory», Griselda Pollock, Published by Yale University Press, 2018