Installée à Los Angeles depuis plus de 7 ans, Céline Tricart est réalisatrice et experte de renommée mondiale en 3D stéréoscopique et en réalité virtuelle. C’est une professionnelle multi-casquette très occupée. Un coup à Venise pour recevoir un lion d’or, un coup en Amazonie pour un tournage au cœur de la forêt, Céline est une globetrotteuse au planning bien chargé. À tel point que nous avons eu du mal à accorder nos agendas pour programmer un Skype transatlantique. Mais l’attente en valait la peine, j’ai découvert une femme brillante et passionnée au parcours impressionnant et cette interview enthousiasmante a résonné en moi pendant plusieurs jours.
De Louis Lumière à Michael Bay
Sa carrière démarre par des études dans le cinéma traditionnel à l’ENS Louis Lumière à Paris. Passionnée par les nouvelles technologies, le moteur de Céline est d’aller défricher les possibilités narratives offertes par celles-ci. Ainsi, la 3D stéréoscopique lui offre un terrain de jeu encore peu exploré à sa sortie de l’école en 2008. Elle se spécialise dans ce domaine juste avant l’explosion de cette tendance qui a eu lieu avec la sortie du film Avatar. Son travail sur le premier long-métrage français en 3D relief Derrière les murs en fait la première femme stéréographe de long-métrage au monde. Je découvre au passage le métier de stéréographe, un équivalent de chef opérateur pour la 3D relief. C’est l’art d’utiliser la distance, le volume et la profondeur d’une scène en tant que paramètres narratifs. Son expertise dans ce domaine l’amène à écrire un livre sur le sujet et à intervenir dans son école alors qu’elle est fraîchement diplômée.
Comme le marché en France est peu demandeur de cette technologie, elle travaille beaucoup pour le marché international. En parallèle, elle a du mal à monter ses projets personnels de réalisation en France et sortir son court-métrage fut un chemin long et laborieux. Après une année plutôt déprimante où elle passe plus de temps au chômage qu’à travailler, elle décide de tenter sa chance à Los Angeles avec un visa de travail en poche. Et là c’est le rêve américain qui démarre ! Un mois après son arrivée, elle est engagée dans l’équipe caméra 3D sur le tournage de Transformers 4, un film hollywoodien réalisé par Michael Bay avec un budget colossal de plus de 300 millions de dollars. Le grand écart est incroyable. C’est un apprentissage sur le tas, aussi bien au niveau technique qu’au niveau connaissance du marché hollywoodien.
« Ici, il y a un esprit d’entrepreneuriat. C’est dans l’ADN américain de donner sa chance à chacun. »
Après cette expérience, elle réalise que beaucoup plus d’opportunités s’offrent à elle ici. Elle décide donc de rester sur la côte californienne tout en créant des ponts avec la France.
L’animation : une nouvelle corde à son arc
Depuis quelques années son nouveau terrain de jeu technologique est la réalité virtuelle. Un nouveau langage et des nouvelles possibilités narratives qu’elle met en application dans plusieurs films, dont The Key, sa toute première réalisation en animation avec laquelle elle remporte le prix Tribeca et un lion d’or à Venise. C’est un projet engagé sur la cause des réfugiés, un film qu’elle a voulu aborder avec une approche différente de ce qui a déjà été fait en matière de documentaire, en utilisant le storytelling pour créer de l’empathie.
La réalité virtuelle est un média qui accentue l’empathie. C’est d’une efficacité redoutable à tel point que, les spectateurs ressortent souvent de l’expérience The Key en larmes. The Key est une fiction animée intrigante qui met en scène Anna, un personnage au passé mystérieux. Elle fait des rêves récurrents un peu bizarres dans lesquels une clé est toujours présente. Le spectateur explore ces rêves pour découvrir le mystère autour de cette clé. À la fin de l’expérience, tous les souvenirs sont déverrouillés et le spectateur comprend qui est Anna, d’où elle vient et ce qu’est cette clé. Pour Céline, l’animation 3D lui apparaît comme étant l’outil adapté à cette histoire métaphorique qu’elle souhaite raconter. Le fait de n’avoir aucune connaissance dans ce domaine ne l’a pas arrêtée, bien au contraire. Ce projet lui a servi de laboratoire, les erreurs faisant partie du parcours.
« Avec ma co-productrice, on s’est filmées l’une et l’autre en train de jouer les scènes pour donner ça comme référence aux animateurs… C’était une erreur, la prochaine fois j’embaucherai des vrais acteurs ! »
L’animation est un univers qu’elle trouve fascinant. Le champ créatif est infini, tout est possible, mais le moindre plan demande beaucoup plus de travail qu’en prise de vue réelle. De plus, elle doit composer avec des contraintes techniques accentuées par l’utilisation d’un moteur de jeu. Pour qu’il puisse tourner correctement, la 3D doit être simplifiée au maximum pour avoir le moins de polygones possible.
Stimulée par le workflow de l’animation, la créativité et le côté artistique, elle réfléchit à faire un nouveau projet en animation. Peut-être un jeu vidéo indépendant, un nouveau média qu’elle souhaite explorer.
« Je trouve que depuis 5-6 ans on a des jeux vidéos indépendants extraordinaires qui véhiculent plein de sens et d’émotions ».
Un style engagé
En 2017, Céline est contactée par une productrice à la recherche d’une cheffe opératrice pour travailler sur un projet de documentaire en réalité virtuelle sur les Yazidis. Des femmes, anciennes esclaves sexuelles de Daesh, qui ont intégré l’armée du Kurdistan pour combattre Daesh.
« C’était une histoire forte qui s’alignait tellement avec mes valeurs et mon réveil féministe que pour moi c’était une évidence : il fallait que je sois la personne qui raconte cette histoire. »
Elle co-réalise ce documentaire qui est une expérience de terrain bouleversante où elle voit en vrai les camps de réfugiés en Irak qu’elle n’avait jusqu’ici vu qu’à la télé. Ce tournage lui donne envie d’embrasser ce genre de causes.
À cette période, Céline est en recherche d’une identité pour sa société de production naissante et spécialisée dans les nouvelles technologies, Lucid Dreams Productions. Ses projets étant variés, dans les techniques comme les formats, elle ressent le besoin de lier toutes ses activités dans une identité claire. Une identité basée sur sa manière de raconter les histoires qui l’intéressent, des histoires poétiques et métaphoriques avec un fond et un message très fort en lien avec le monde réel. Elle en fait sa marque de fabrique et met en pratique son engagement en veillant à constituer des équipes qui incluent des femmes, des minorités et des personnes LGBT.
Jusqu’à récemment elle n’avait jamais fait attention à la condition des femmes dans le milieu du cinéma. Elle pensait qu’en travaillant bien, homme ou femme, ça ne fait pas de différence. À son arrivée aux US, elle s’inscrit à l’association Women In Film et de fil en aiguille elle prend conscience qu’il y a malheureusement une différence. Quand elle œuvrait dans les équipes techniques du cinéma traditionnel en France, elle écartait tout signe de féminité sans s’en rendre compte. Fringues informes, pas de maquillage, cheveux attachés, personnalité très dure. Comme une manière inconsciente de compenser sa condition féminine. Rétrospectivement, elle pense que c’était une manière pour elle de se fondre dans la masse parce qu’il y a très peu de femmes dans les équipes techniques. Une problématique de représentativité qui peine à évoluer en France alors qu’en Californie, cette problématique a été en partie résolue, surtout dans le domaine de la réalité virtuelle où les femmes sont très présentes et les minorités représentées.
« La réalité virtuelle est un langage où le point de vue est important. Il doit refléter la diversité du monde ».
Avec Céline, nous avons une grande discussion sur le manque de femmes réalisatrices pour les films à grand budget ou encore dans les panels d’experts en France lors des conférences. La raison principale et qui revient souvent est qu’il n’y a soi-disant pas assez de femmes qualifiées et qu’on ne sait pas où les trouver.
Pour désamorcer cet argument, des associations créent des annuaires de femmes qualifiées mettant en avant les femmes du secteur. Céline me cite celui de Women In Film concernant les réalisatrices, et moi je lui parle du Female Animation Writers un annuaire international de scénaristes femme dans l’animation (annuaire à l’initiative d’Evgenia Golubeva, en cours de création).
Céline pointe aussi le fait qu’on n’est pas très douées pour s’entraider. Les hommes ont le « bro attitude », un genre de communication silencieuse et automatique, un esprit d’entraide que les femmes gagneraient à se réapproprier. Elle remarque d’ailleurs que dans sa carrière tous ses mentors ont été des hommes. Et me cite l’exemple du studio Paramount Pictures, réputé pour être celui qui embauche le moins de femmes réalisatrices alors que c’est celui qui a le plus de femmes à des positions de pouvoir. C’est une génération de femmes pour laquelle l’accès à des postes à responsabilité a été tellement dur pour elles que les autres femmes sont vues comme des menaces.
« On a un gros boulot à faire sur nous pour qu’on s’entraide entre nous. C’est en se faisant la courte-échelle les unes avec les autres qu’on arrivera à changer les choses. »
Un point de vue avec lequel je suis complètement d’accord et qui m’a poussé à rejoindre l’association Les Femmes s’Animent.
Son conseil
À fond pour le partage d’expériences et d’expertise, Céline a écrit un deuxième manuel qui aborde cette fois-ci la réalité virtuelle. Elle intervient aussi régulièrement dans les formations et des masterclass. La transmission est importante pour elle. Elle ne comprend pas cette tradition de garder jalousement ses connaissances techniques.
« Je suis plus pour l’avancée du medium que pour trouver mon prochain job. »
Son objectif est de livrer aux autres les connaissances qui vont leur faire gagner du temps. Faire en sorte que la prochaine génération de storytellers soit la mieux formée possible pour que le medium réalité virtuelle soit un succès pour tout le monde.
Avant de la quitter, je lui demande un conseil à partager avec nos lectrices et lecteurs. Voici le conseil qu’elle aurait aimé recevoir à l’école et qui lui aurait fait gagner du temps : avoir l’esprit ouvert. Ne pas s’enfermer dans sa spécialité et faire l’effort d’aller voir comment fonctionne l’industrie plutôt que d’attendre qu’on nous offre ce qu’on veut sur un plateau. C’est ce qu’elle a fait en devenant productrice et en montant sa société.
Elle un exemple où cette stratégie pro-active a fonctionné. Lors des conférences sur la réalité virtuelle, elle assistait avec beaucoup de frustration aux tables rondes constituées uniquement d’hommes blancs et qui, en plus, en savaient moins qu’elle sur le sujet. Tout en se demandant « Mais pourquoi ils ne m’invitent pas !? »
« J’en savais plus sur la réalité virtuelle que les gens qui étaient assis sur scène. J’avais l’impression de ne rien apprendre. Et je me demandais : mais pourquoi ils ne m’invitent pas !? »
Alors, au lieu de râler sur ces panels, elle a décidé de contacter les organisateurs des festivals pour se proposer en tant que modératrice en arrivant avec le sujet et le panel d’expert.e.s. Ça a fonctionné et elle n’a jamais eu de refus à ce jour. Elle a créé les panels qu’elle aurait adoré voir.
C’est tout l’art de renverser la situation pour pouvoir avancer, un art que maîtrise parfaitement Céline et que je compte mettre en application. Galvanisée par cet entretien, je quitte cette session Skype avec le sourire aux lèvres et la tête pleine d’étoiles, heureuse d’avoir fait la connaissance d’une grande poétesse de l’image.
Propos recueillis par Mélanie Furne-Corbizet, auteur-réalisatrice.