Portrait – Tina Dardenne par Anna Karaolanov
Tout a commencé avec Ghost in the Shell (1995). « Quelle grosse claque ! Le plan où l’on voit un avion se refléter dans les vitres d’un immeuble ? Qui fait ça ? C’est incroyable ! » Voilà ce qui a donné à Tina Dardenne l’envie de faire de l’animation et surtout, le goût du détail.
Avec sa curiosité inépuisable et son côté autodidacte, Tina est une férue des tutos vidéo avant l’heure et elle se lance dans des études d’animation après le lycée. Diplômée en 2008 de l’école LISAA d’un Bachelor (Bac+3), Tina s’est tout d’abord formée à l’animation 2D. Au cours de ses premières années sur le marché du travail, elle fait un peu de tout. De la pub, des clips, du long-métrage, des séries.
Au gré de ces expériences toutes aussi diverses les unes des autres – animation 2D, rendu 3D, motion-design, « wrangling » et j’en passe – Tina se fraie un chemin, un peu par hasard, vers son corps de métier actuel : le Compositing. Tout ce qu’elle a appris sur le tas, en production, l’a menée à choisir cette voie.
Mais c’est quoi au juste le Compositing ? « C’est la cerise sur le gâteau, c’est l’enduit sur le mur, c’est le liant », dit Tina. Le Compositing fait partie des étapes finales du processus de fabrication d’une image animée. C’est après une première expérience très satisfaisante en Compositing sur une petite série pour Ellipsanime (Chumballs), que Tina se rend compte que c’est ça qui lui plait vraiment, « avoir la mainmise sur l’image finale, avoir pour unique but de sublimer l’image ». C’est en découvrant le Compositing qu’elle apprend à « truander » avec tous les outils et les images brutes à sa disposition pour que le résultat soit le plus sublime possible. « Truander », un terme assez surprenant, mais employé pour la bonne cause !
C’est ensuite en travaillant sur des longs-métrages que son œil s’est affiné. Le premier était Un monstre à Paris, un projet dont elle avait entendu parler lors de son tout premier stage d’animation. Les projets prenant un certain nombre d’années à être financés et lancés en production, Tina est embauchée sur ce film quatre ans plus tard, forte de ses nombreuses expériences. Sur Un monstre à Paris, son rôle est de gérer la post-conversion stéréoscopique en opérant une passe technique sur la profondeur de champ.
Un travail qui lui permet d’approfondir sa connaissance d’un logiciel sur lequel elle a commencé à se former en autodidacte : Nuke. C’est un peu comme si Tina était un personnage de jeu vidéo, collectionnant – au fil des expériences – de nouvelles compétences pour accéder au niveau supérieur !
Tina est ensuite embauchée chez MacGuff pour s’occuper exclusivement de l’adaptation du Compositing Mono à la Stéréoscopie (3D relief) sur Le Lorax. « Cette expérience a aiguisé ma compréhension de l’image et m’a permis de préciser mon regard ». C’est aussi lors de ce passage chez MacGuff qu’elle travaille pour la première fois aux côtés d’un Superviseur américain : maîtrise de l’anglais exigée ! Tina en sort grandie, l’œil encore plus affiné. Elle redécouvre, en ce sens, comment construire une image : « chaque plan doit raconter quelque chose ».
Après ça, Tina se voit proposer un poste de Supervision. Elle est engagée pour diriger le Compositing ainsi que l’animation 2D d’un clip du groupe de DJ anglais « Punk Jump Up » pour Brunch Studio. C’est la première fois qu’elle doit gérer un graphiste qui a de l’égo. « Il était très doué, et surtout avait beaucoup plus d’ancienneté que moi dans le métier, mais il ne faisait jamais les choses comme je le lui demandais. Je pense que je n’ai pas su bien le gérer mais ça m’a permis d’apprendre de mes erreurs. » Elle découvre alors à quel point il est important, en tant que Superviseuse, d’anticiper les erreurs humaines, et surtout de questionner en amont le·a réalisateur·rice pour bien cerner ses demande.s et pouvoir les transmettre le plus clairement à son équipe.
Mais comme dans toute bonne histoire, il y a des hauts et des bas… Après cette ascension quasi imperturbable, Tina passe par une petite traversée du désert. Une mauvaise expérience qui l’a faite douter et se remettre en question un temps. Tina fait une pause. Pour reprendre des forces.
Et de fil en aiguille, elle repart. Et on lui donne l’opportunité de faire du Lighting sur une série, bien que la production ait conscience que ce n’est pas son corps de métier. Tiens, encore une nouvelle compétence à acquérir – on ne l’arrête pas notre Tina ! Encore une opportunité pour ajouter une nouvelle corde à son arc. La production lui assure qu’il y aura de toute façon un Superviseur pour l’épauler. Sauf qu’il n’y en a pas… Tina enfile donc vite son costume d’autodidacte et approfondie ses notions de Lighting, en pleine production. Le projet évolue et la production a besoin de quelqu’un pour s’occuper de l’habillage visuel et du « final Compositing ». Tina change de poste et prend alors la tête d’une petite équipe de Compositing. Une dizaine de personnes dont elle est la Lead. Première fois où Tina dirige une aussi grande équipe face à la production, première fois aussi où elle se confronte au planning et aux prestataires. Tina se rend compte qu’elle comprend mieux les enjeux de la Supervision. Cette expérience qu’elle qualifie de fondatrice l’a construite dans sa façon d’opérer par la suite avec ses équipes.
Très demandeuse, Tina obtient ensuite de plus en plus de postes de Lead. « C’est un métier, me confie-t-elle, où tu n’as pas forcément besoin d’être le meilleur techniquement, mais par contre il faut être capable de transmettre ce qu’on attend de nous et de faire preuve d’humanité. Le cœur du métier réside dans l’humain et la communication avec les autres, avec les équipes, avec le·a réalisateur·rice ». Le but étant de toujours apporter des solutions techniques pour réaliser ce qui est envisagé par le·a réalisateur·rice, tout en restant consciente du budget et du temps imparti : « il faut chercher l’efficacité, c’est important de savoir où l’on met son argent et surtout son énergie ».
Être Superviseuse Compositing, c’est un métier technique qui se voit rarement attribué à des femmes. Non pas parce qu’elles ne sont pas capables d’exercer des métiers techniques, mais parce que, selon Tina, beaucoup d’entre elles ne s’autorisent pas à envisager ce genre de poste. Vouloir des enfants, ou encore ne pas avoir envie de manager des équipes, peuvent être des raisons qui font que certaines femmes n’aspirent pas toujours à des postes à responsabilités. Tina se confie sur sa toute dernière expérience sur la série produite par TeamTO, Jade Armor (diffusée en septembre prochain sur France Télévisions) : « Sur les autres corps de métier (production, réalisation, écriture), on est habitué à ce qu’il y ait des femmes ; mais pour les postes à responsabilité technique (Superviseur·se texture, animation, etc.), c’est assez rare qu’il y ait des femmes. Je pense que c’est un souci de représentativité. »
« Sur Gus [le long-métrage de TeamTO, sorti en 2015, et réalisé par Christian De Vita], j’ai eu une Superviseuse Compositing. J’ai beaucoup appris d’elle ; c’était la première fois que j’avais une Superviseuse. Ça m’a impacté de manière indirecte à croire que je pouvais prétendre plus sereinement à ce poste. »
Dans mon échange avec Tina, j’entrevoie le discours d’une autrice que j’admire beaucoup, Annie Ernaux, qui nous rappelle récemment qu’« il faut tellement plus de courage aux femmes qu’aux hommes ». Par exemple, lorsqu’il s’agit de candidater à un poste de Supervision, ou encore de demander une augmentation. Il faut se sentir légitime, avoir confiance en soi et en ses capacités. Parfois, il faut même le soutien de collègues masculins pour se lancer. C’est le cas de Tina qui m’avoue avoir mis beaucoup de temps à savoir se vendre. « C’est en partie grâce à des collègues masculins, qui eux avaient toute confiance en moi, que je me suis lancée et que j’ai mieux négocié mes salaires ». Tina se remet souvent en question, elle veut bien faire les choses parce que beaucoup de responsabilités sont entre ses mains au poste de Superviseuse : « il faut avoir confiance en soi pour être sûr·e de ce que l’on affirme ; beaucoup de gens dépendent de nous. C’est un état d’esprit que l’on acquiert qu’avec le temps. »
C’est à la suite d’expériences assez déconcertantes avec des studios prestataires indiens que Tina a appris à mieux affirmer sa position parce qu’ils ne la prenaient pas au sérieux, pour la simple et bonne raison qu’elle est une femme… Chez Studio 100 sur la série Arthur et les Minimoys et notamment chez Gaumont sur sa dernière production au sein du studio, il arrivait que les prestataires outrepassent Tina pour s’adresser à un Superviseur masculin, quand bien même c’est elle qui était en charge et que c’était à elle qu’il fallait s’adresser. « Je devais parvenir à ramener l’attention sur moi en étant sûre de ce que j’annonçais et en maintenant un discours politiquement correct. C’est une bataille permanente de toujours devoir rassoir son autorité. J’ai dû le faire deux fois plus que mes collègues masculins. » Heureusement, Tina était épaulée par ses collègues et patrons qui l’ont soutenue face aux prestataires.
Quand je questionne Tina sur son enfance, elle me dit qu’elle a toujours été un garçon manqué. Et moi, ça m’évoque immédiatement une de mes dernières lectures : les entretiens menés par Annick Cojean (journaliste et grand reporter au journal Le Monde) auprès de femmes qui ont marqué l’histoire d’une manière ou d’une autre ; entretiens publiés sous le titre Je ne serai pas arrivée là si… Parmi elles, Amélie Nothomb, Virginie Despentes, Patti Smith ou encore Christiane Taubira. Quasiment toutes se décrivent, enfants, comme des « garçons manqués ». Cela m’étonne. Pourquoi toutes ces femmes se pensent-elles ainsi ? Depuis toute jeune, Tina a du mal à se reconnaitre dans la condition de la femme telle qu’on nous l’impose dans notre société : « je ne suis pas en rébellion contre ça, mais le cadre proposé par la société ne me convenait pas et ne m’a jamais convenu. Je me suis trop souvent confrontée aux phrases du type « non, les filles ne font pas ça » – pourquoi ? ». Tina a grandi dans une famille de régisseur·se·s de spectacles vivants. Ses proches ne l’ont jamais empêchée de poursuivre ses rêves, quels qu’ils soient, même si elle est une femme : « ça fait une énorme différence ; tu ne pars pas perdante. Et si tu te montres capable, les gens en face n’ont plus rien à dire. »
Finalement, dans mon échange avec Tina, j’en tire que notre société ne laisse pas de place (ou du moins n’en laissait pas – car j’ose entrevoir une évolution positive sur ce point) aux jeunes filles qui ne se reconnaissent pas complètement dans les « normes » qu’on nous impose (porter des jupes, jouer à la dinette, ne pas dire de grossièretés, etc.) En ce sens, être un « garçon manqué » c’est peut-être juste une façon de dire : « je ne veux pas me limiter à ce rôle-là de la femme ».
Quand elle était petite, Tina adorait le dessin animé Robin des Bois. Et elle se faisait appeler « Tina Robin des Bois garçon » parce qu’elle avait induit que le fait de dire qu’elle est une fille lui apporterait des ennuis et surtout beaucoup de contraintes.« J’étais un « garçon manqué » parce que je manquais de représentativité variée. Je ne me reconnaissais pas dans les carcans assignés aux petites filles, je me retrouvais plus dans ceux des garçons. » Finalement, l’objectif serait de donner à voir aux jeunes filles un panel beaucoup plus large d’images de ce que peut être une femme. Leur donner à voir également des personnages féminins en qui elles peuvent se reconnaitre, c’est-à-dire des protagonistes complexes, avec des qualités et des défauts. Comme dans Jade Armor, la série TeamTO. « Ce que j’aime dans le personnage de Lan Jun (Jade), c’est qu’elle est confrontée à des aventures mais elle reste une jeune fille qui doute, qui se trompe et qui vit sa vie. » Dans cette série, l’héroïne sait « faire quelque chose de ses dix doigts, mais elle n’est pas parfaite, et pour autant, elle continue d’avancer, coute que coute ».
Aujourd’hui la boucle est bouclée. Tina enseigne dans l’école d’animation où elle a fait ses études. Et c’est aussi là-bas, face aux nouvelles générations, qu’elle met en œuvre son souci de représentativité des femmes dans l’animation, et plus précisément à des postes techniques et de responsabilités. Elle avoue qu’à son époque, elle n’a pas eu d’enseignantes sur la partie technique. « Les seules professeures femmes enseignaient des métiers (sémantique, couleur, etc.) qui restent proches des carcans dédiés aux femmes par la société – la sensibilité féminine. Aujourd’hui aussi, il y a peu de femmes qui enseignent la technique à LISAA. Mais ça commence à changer » Et après quatre ans d’enseignement là-bas, Tina s’aperçoit qu’il y a autant d’étudiantes intéressées par de la technique pure que des hommes intéressés par des métiers plus artistiques – habituellement destinés aux femmes. Elle s’érige, un peu involontairement mais surement pas par hasard, comme un modèle qui inspire ses jeunes élèves à envisager des postes à responsabilité technique. Elle reçoit des retours positifs de ses étudiantes qui se disent très heureuses de l’avoir eue comme professeure : « ça les rassure de savoir que c’est possible d’atteindre ces postes, c’est une question d’exemplarité. Et ce n’est pas forcément un combat acharné. »
Tina ne s’autocensure plus, et continue à se dire, que si elle s’en donne les moyens, elle est capable de réussir tout ce qu’elle entreprend.