Rencontre avec Aurélya Guerrero,
Directrice éditoriale Licence-Héros chez Milan Presse
« Les femmes sont des individus avant d’être femmes»
Le 4 décembre 2017, Aurélya Guerrero, Directrice éditoriale Licence-Héros chez Milan Presse, participait à la table ronde « Edition/Télévision : quelles héroïnes ? » organisée par Les Femmes s’Animent et le Salon du Livre et de la Presse Jeunesse de Montreuil. Rencontre avec une éditrice engagée…
Editer pour qui pour quoi ?
Aurélya Guerrero : Après des études de lettres, j’ai été éditrice pendant plus de quinze ans. J’ai eu la chance de commencer par la littérature étrangère, aux Éditions Métailié, puis de découvrir les beaux livres, les livres pratiques chez des éditeurs tels que Ouest France ou encore Copyright. Quand je suis arrivée à Toulouse en 2008, j’étais en pleine crise existentielle professionnelle, je m’interrogeais sur le sens du métier d’éditeur et ce que je voulais transmettre. D’heureuses rencontres m’ont fait rencontrer Milan, l’édition et la presse jeunesse. J’ai dirigé le département documentaire de Milan éditions pendant 3 ans. Depuis cinq ans, je suis directrice éditoriale du département Licences-Héros de Milan Presse. Je recherche des licences pour créer des magazines autour de héros dont sont friands les enfants, comme Peppa Pig par exemple dont nous avons lancé le magazine dédié en 2014.
Publier à destination de la jeunesse, c’est un privilège et une grande responsabilité, celle d’accompagner les enfants dans la maturation de leur citoyenneté, qu’ils soient filles ou garçons. C’est une banalité de le dire mais c’est eux qui vont construire l’avenir. Accompagnée de mon équipe, j’ai conscience de transmettre des valeurs, celles d’un éditeur laïque qui sont aussi les miennes, de semer des graines pour un public qui est très perméable – de 9 mois à 15 ans – mais aussi très exigeant et sévère. Mon moteur, c’est d’inviter l’enfant à réfléchir par lui-même, lui donner des outils pour penser le monde, trouver sa place, aiguiser sa curiosité, titiller ses méninges pour qu’il ne soit pas endormi par des préjugés. Chez Milan, nous prenons vraiment l’enfant très au sérieux, nous croyons en ses capacités de résoudre des conflits intellectuels et émotionnels. C’est une ambition très haute qui passe par la qualité littéraire des textes. Cela nous oblige aussi à interroger chaque idée quelque soit la forme de l’écrit : récit, interview, portrait…
Lors de la table ronde, vous nous avez présenté le magazine Manon, un titre lecture fille pour les 6-9 ans, pourquoi une offre spécifique fille ?
Aurélya Guerrero : Nous publions deux magazines destinés aux filles, Manon pour les 6-9 ans, et Julie pour les 10-14 ans. On nous reproche parfois d’être dans une offre genrée, d’encourager les clichés alors que notre volonté est au contraire de les dénoncer. En réalité, nous interrogeons ainsi les limites du genre et nous pensons que c’est essentiel de le faire. Pour Manon, si nous utilisons les codes « fille » comme le rose par exemple, c’est effectivement pour attirer l’attention des filles mais, au cœur du magazine, nous proposons une pluralité de personnages féminins inspirants aux lectrices qui sont autant de chemins possibles pour exprimer leur personnalité ou s’en approcher. Ceci par le biais de la narration, avec un récit long, de la bande dessinée, ou encore avec des articles d’actualités, des interviews, des portraits de femmes que nous considérons inspirantes. Notre crédo, c’est l’imaginaire au pouvoir. L’imaginaire pour s’inventer un avenir lumineux.
Entre 6 et 9 ans, c’est un âge charnière puisque c’est la fin de la période d’affirmation de l’identité sexuelle – vers 5-6 ans – et le début de la période dite de « latence ». C’est l’âge de tous les possibles, pour les petites filles comme pour les petits garçons. Après 7 ans, c’est l’âge où tout ce qui touche à la sexualité les dérange, ils ne veulent pas voir les gens qui s’embrassent, par exemple. Les filles restent entre filles, les garçons entre garçons. Ce n’est pas grave. Certaines petites filles sont coquettes, font attention à leur image, aiment le rose, les paillettes, les mêmes aiment autant les pantalons et les baskets ! Quand elles se projettent dans un métier, elles n’ont aucune censure, elles s’imaginent prendre des fonctions à responsabilité, à haut niveau d’études. C’est une période clé pour proposer des modèles non stéréotypés parce qu’elles ne sont pas préoccupées par la sexualité à ce moment-là. Manon et Julie sont une contre proposition éditoriale aux représentations féminines qui émaillent le quotidien des petites et des jeunes filles, des représentations souvent très sexuées et sexy mettant en scène les femmes comme des objets de fantasme. Notre position éditoriale : donner des clés pour renforcer la confiance en soi en irriguant les messages de l’empowerment ou empouvoirement en français. Cet empowerment existe depuis le début du 20ème,, il témoigne d’un changement de mentalité sur la place des femmes dans la société : tu es une personne pleine et entière, tu mérites qu’on soit bienveillante avec toi, tu peux donner mais aussi recevoir, tu peux être fière d’être une fille et une future femme, refuser les étiquettes et faire abstraction de l’avis des autres sur ta propre valeur, surtout sur le physique, identifier les injonctions liées au sexe, donc les stéréotypes pour s’en distancier. Et pour finir, inspire-toi des femmes-modèles pour être tout ce que tu veux. Nous avons la prétention de croire que nous l’incarnons à bon escient par le biais notamment de récits portés par des héroïnes fortes, futées, débrouillardes…
Justement, qu’est-ce qu’une héroïne ? Quelle est la différence entre un héros et une héroïne ?
Aurélya Guerrero : Pour moi, il n’y a pas de différence entre un héros et une héroïne. Comme le dit Elizabeth Badinter, il n’y a pas les femmes et les hommes, mais il y a des femmes et des hommes. Ce sont des individualités qui vivent ensemble, sont confrontées à des joies, des difficultés… Je me sens individu, une femme parmi d’autres femmes. Une héroïne, c’est celle et celui – puisque je ne distingue pas – qui met en mouvement, qui permet de faire bouger le système, que ce soit le système individuel et intime ou sociétal, qui permet de se remettre en question. Les enfants s’identifient au héros ou à l’héroïne, cela permet une projection de soi, fantasmée mais positive, qui ouvre un horizon très lumineux de soi. Les héros et les héroïnes sont des ressources, des modèles qui nourrissent la sculpture de soi. Je considère les auteurs ou certains artistes comme des héros car ils ont changé ma vie. En tant qu’individu, une femme devient une femme différente si elle a lu Simone de Beauvoir ou si elle ne l’a pas lue. Chacun a son panthéon personnel de héros et, la bonne nouvelle, c’est qu’on peut en rencontrer à tout âge !
Quelles sont les héroïnes que vous avez rencontrées, enfant ?
Aurélya Guerrero : Je n’ai pas de grands souvenirs d’héroïnes d’enfance mis à part Candy… Et aussi Aggie et Lili, j’étais très friande de leurs bandes dessinées que j’ai lues et relues. Je pense que je m’y suis identifiée car c’était des personnages de jeunes femmes autonomes et libres, qui avaient un travail, pas de parents, des amoureux. C’était drôle, elles faisaient des erreurs quelques fois, mais rien de vraiment dramatique. C’était une mise en scène de l‘indépendance inexistante chez Martine par exemple. Ça aurait pu être Fifi Brindacier, mais, enfant, je n’ai pas lu Fifi Brindacier !
Pourquoi, à votre avis, les héroïnes des années 60-70 étaient moins sexuées qu’aujourd’hui dans leur représentation ?
Aurélya Guerrero : Je me dis que la révolution de 68 est passée par là. Martine, Caroline et ses amis ou Candy donnent davantage une image de la maman pour l’une et celle de la fille asexuée pour les deux autres. Ces images n’étaient pas de l’ordre de la séduction. L’enfance était alors préservée de cette sexualisation. Il y a dix ans, ma fille adorait les Totally Spies, les personnages ont des seins, des fesses, de longues jambes, elles représentent une certaine caricature de la bimbo. Le marché propose des modèles féminins différents, plus sexués. C’est peut-être une reconfiguration sociale, due à l’accès des femmes à une sphère d’existence qui ne se réduit plus à celle de la famille, au rôle de mère, qui a fait bouger les choses. J’ai une théorie un peu militante : plus les filles prennent le pouvoir, ce qui est le cas maintenant car les femmes ne sont pas cantonnées à l’espace privé du foyer, ni à l’asservissement « masculin » de la dépendance financière, affective, plus elles risquent de faire de l’ombre au pouvoir des hommes, et c’est peut-être rassurant de les ramener inconsciemment aux stéréotypes de la féminité, de la femme-objet. Virginie Despentes le dit bien mieux que moi dans King Kong Théorie : « C’est une façon d’asservir la femme et de la remettre toujours dans un rôle de dépendance ». Cette indépendance fait peur alors, silencieusement, avec l’appui des images, la femme est ramenée vers un univers sexué où elle reste un objet.
Comment pensez-vous qu’on puisse faire évoluer les mentalités pour sortir des stéréotypes de genre ?
Aurélya Guerrero : L’histoire de l’humanité a malheureusement illustré que l’égalité n’est pas vraiment acquise. J’aime beaucoup Chimamanda Ngozi Adichie et son Manifeste pour une éducation féministe. Toutes les mères devraient le faire lire à leur fille et à leur fils, c’est puissant. Elle commence en disant : « Les femmes n’ont pas besoin qu’on défende leur cause. Elles ont besoin qu’on les traite en êtres humains égaux ». Je pense que l’enjeu, c’est que l’inconscient collectif cesse de penser qu’une partie de la population est plus faible que l’autre.
Comment on peut faire ? Des outils fabuleux existent : les livres, les films, la presse… où l’on peut montrer des parcours de filles qui choisissent leur destin sans aucune censure, qui sont des individus avant d’être des femmes. Dans les magazines, on peut transmettre l’idée que l’on peut avoir envie de mettre des Converse et des jeans tout comme l’on peut avoir envie de porter des talons aiguilles et du rouge à lèvres, qu’il faut apprendre à ne pas se soucier de plaire, que le mariage peut ne pas être un accomplissement alors que l’Amour l’est. L’individu est sujet d’amour mais pas objet, on peut recevoir de l’amour et pas simplement en donner, on peut dire non. Contrairement aux présupposés liés au féminin, les femmes ne sont pas moralement meilleures que les hommes. L’Histoire est pleine de monstres féminins ! Je ne défends pas les monstres, mais l’imposture de la croyance de l’angélisme féminin.
Pour faire évoluer les mentalités, les parents ont bien entendu un rôle très important, dans le changement des représentations, aussi bien les mères que les pères. Si nous pouvons nous interroger sur l’existence d’un magazine garçon, interrogeons- nous surtout sur la manière dont on élève les petits garçons pour que les choses changent. Il y a une vigilance soutenue qui est nécessaire dans le cadre de l’éducation, pour élever avec les mêmes attentes les filles comme les garçons. Je rejoins Virginie Despentes quand elle dit que les pères peuvent émanciper les filles du marché de la séduction. Cela se joue aussi du côté des petits garçons : « La virilité traditionnelle est une entreprise aussi mutilatrice que l’assignement à la féminité » ; « Ils (les pères) peuvent signaler aux fils que la tradition machiste est un piège, une sévère restriction des émotions (…)». J’ai beaucoup d’empathie pour les hommes, cette société ne leur laissait pas la place pour exprimer une sensibilité, une douceur, pourtant vitale à la connaissance de soi et donc de l’Autre. Le changement est amorcé, mais c’est long. Les deux genres sont cantonnés à des préjugés qui sont préjudiciables pour l’identité de chacun.
Du côté de l’animation, films ou séries, quels sont vos coups de cœur avec une héroïne dedans ?
Aurélya Guerrero : J’aime beaucoup Peppa Pig parce qu’elle est très gaie, très positive. Elle vit en harmonie dans sa famille Cochon ! Je suis assez bluffée par la puissance de La Reine des neiges et la fascination qu’exerce cette histoire de sœurs sur les filles comme sur les garçons qui s’identifient à ce que vivent émotionnellement ces deux sœurs. J’aime beaucoup également les héroïnes de Miyazaki qui sont très indépendantes et autonomes. Pour finir, j’ai un gros coup de cœur pour La jeune fille sans main, le premier long métrage de Sébastien Laudenbach adapté d’un conte éponyme des frères Grimm. Le film dont l’animation est superbe offre une lecture très psychanalytique de la féminité et illustre tous les freins inconscients que peut se construire une femme sur le chemin de son émancipation. Le réalisateur a rendu cet univers très poétique alors que l’histoire est violente. La jeune fille arrive à s’émanciper en surmontant tous les obstacles et ses propres freins, je trouve ça très beau, inspirant et réconfortant.
Et pour finir, quelle héroïne de littérature jeunesse aimeriez-vous voir adaptée en animation ?
Aurélya Guerrero : J’aime beaucoup Les carnets de Cerise de Joris Chamblain et Aurélie Neyret chez Delcourt, très jolis graphiquement… Chez Milan, nous espérons donner naissance aux héroïnes et héros de demain accompagnés des univers développés avec les auteurs et les illustrateurs. Nous avons la chance de toucher des milliers de lecteurs abonnés à nos magazines. Il y a notamment la bd Demi-sœurs et compagnie de Pierre Oertel et Pauline Chamming’s, illustrée par Clotka, dans Manon, qui met en scène une famille recomposée avec des conflits entre demi-sœurs… Une autre bd qui pourrait être très drôle à adapter, c’est Tilda sur les toits de Ced, illustrée par K. Bernadou, qui paraît dans Moi je lis. Tilda est une justicière de la nuit qui casse un peu les codes car elle œuvre avec une fée qui s’appelle Patrick. Sans oublier Mortelle Adèle d’Antoine Dole !
Caroline Oustlant