Jeanne Paturle et Cécile Rousset, Cinéastes du réel par Marine Tuloup

Untitled-1De gauche à droite: Cécile Rousset & Jeanne Paturle

A priori, on pourrait dire qu’il n’y a pas de sentiers battus en matière de films d’animation: avec le dessin, tout est possible! Mais les impératifs de production impliquent souvent l’utilisation de logiciels, l’élaboration d’une grammaire visuelle déclinable par des équipes conséquentes. Le cinéma animé de Cécile Rousset et Jeanne Paturle ne s’inscrit pas dans cela, et en ce sens, il sort des sentiers battus. C’est un cinéma du réel, artisanal, documentaire et empirique. 

Les réalisatrices de Le COD et le coquelicot,  “Et ta prostate, ça va?”, ou encore “Esperança” se sont rencontrées aux arts déco, à Paris, dans la section cinéma d’animation en travaillant ensemble sur leurs films de fin d’études “Paul ” et “Les yeux fermés. Toutes deux avaient déjà une sensibilité commune : d’une part, le même plaisir du dessin et de la recherche graphique et, d’autre part, un intérêt profond pour le réel et les questions sociales. 

Jeanne raconte être arrivée au cinéma un peu par hasard, inspirée par les expériences de la vie. Pour Cécile, le court métrage “Creature Comforts” de Nick Park a agi comme un déclic : “J’ai éprouvé un choc émotionnel très fort en découvrant “Creature Comforts” un court métrage en pâte à modeler des studios Aardman, réalisé en 1989 (…). Le film met en scène des animaux que l’on questionne sur leur conditions de vie dans un zoo. Les récits et animations sont basés sur des extraits de bandes sonores documentaires dans lesquelles des inconnus racontent leur quotidien”.

Après l’ENSAD, Jeanne et Cécile ont très vite envie de faire des films ensemble. “C’était rassurant d’être deux”. Elles ont cherché des financements, pas mal tâtonné et ont dû commencer en parallèle des boulots chacune de leur côté. Estimant n’avoir ni l’une ni l’autre un profil de technicienne de l’animation, elles ne sont pas rentrées “dans le milieu” (du dessin animé) à l’issue de leurs études. “On ne se sentait pas vraiment capable de dessiner pour les autres, donc on ne l’a pas envisagé”

Cécile a commencé à enseigner l’art plastique en école primaire puis en école d’art. Jeanne a donné des cours de dessin et a été embauchée en tant qu’animatrice en milieu scolaire.  Elle s’est investie dans des projets sociaux, a suivi une formation d’éducatrice spécialisée pour travailler dans ce secteur, d’abord auprès d’adolescents déscolarisés, puis pour la protection de l’enfance. 
En 2006, elles co-réalisent leur 1er film “Je suis une voix”, mettant en scène “une rencontre de voix qui se questionnent sur l’engagement politique et sur son absence”.

 

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Je suis une voix” ©Jeanne Paturle & Cécile Rousset

En 2009, elles font leur rentrée dans la même école primaire porte d’Aubervilliers: Jeanne, en tant qu’animatrice sur les temps annexes à la vie scolaire et Cécile, comme professeure d’art visuels. Inspirées par leur quotidien dans cette école réputée difficile, elles ressentent la nécessité de rendre compte de mélange d’émotions et de questionnements qu’elles partagent jour après jour …”les blagues, le sérieux, le désarroi, enfin …tout ! En tant que jeune enseignante et animatrice, il nous fallait apprendre et comprendre ce nouveau métier dans un contexte compliqué.

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Le COD et le coquelicot” ©Jeanne Paturle & Cécile Rousset

Pendant une année, en parallèle de leur travail dans l’école, elles enregistrent des conversations, des entretiens avec leurs collègues, avec les élèves, des bribes de la vie dans l’école. Elles récoltent de la matière, l’organisent et effectuent des premières recherches graphiques. Elles travaillent soir et weekend pour articuler leur projet, préparer des dossiers de recherche de financements, pour parvenir …en 2012 (!) à lancer la production du film. La réalisation de ce merveilleux documentaire “Le COD et le coquelicot” aura donc pris cinq années. Le film plonge dans l’intimité du travail de ces enseignants. On éprouve leur quotidien d’une manière à la fois onirique et concrète. Le clivage entre théorie et réalité prend corps dans la mise en scène.

Leur film suivant, “Et ta prostate, ça va?”, à la ligne épurée, solaire et douce, a été réalisé en réponse à un appel à projet pour Canal + sur la liberté d’expression, proposant de réaliser en 3 mois un film de 3 minutes. Elles ont l’idée d’explorer le sujet en parlant de  la communication d’une génération à une autre: “Se sent-on libre de parler de n’importe quoi à n’importe qui?”. Elles collectent des anecdotes, cherchent des pistes mais ne trouvent pas tout de suite leur sujet. Elles sollicitent alors une amie commune réalisatrice, Cécile Mille, pour les aider à “se décoincer”. Autour d’un café, Cécile Mille leur raconte d’un ton léger la journée qu’elle vient de passer et cet échange qu’elle a eu avec son père au sujet de sa prostate. Elle raconte son histoire, Jeanne et Cécile l’enregistrent avec leur téléphone: cela deviendra la bande son du film. La qualité de son étant moyenne, elles essaient de réenregistrer en studio par la suite mais la prise finalement gardée sera celle de ce fameux dimanche soir, au café. Ce récit leur donne l’idée, le reste suit: « La piscine était parfaite pour la lumière, l’intimité, la sensualité de l’eau, les jeux graphiques. »

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“Et ta prostate, ça va?” © Jeanne Paturle & Cécile Rousset

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Le dessin animé est un lieu de rencontre où Cécile et Jeanne ont plaisir à se retrouver. Elles n’habitent pas dans la même ville mais se retrouvent régulièrement autour de sujets qui les inspirent pour co-réaliser leurs films. Elles les fabriquent dans une logique artisanale, écrivant leur partition à quatre mains. Leur animation est un art collectif “à deux”, fait de peintures, dessins, photos, collages, avec des méthodes empiriques que les sujets qu’elles abordent leur inspirent. De films en films, elles ont parfois recours à quelques aides extérieures pour le montage, le son, ou parfois, mais plus rarement l’animation. Elles ont appris à déléguer… un peu! Il suffit de regarder les génériques de leurs films (si courts!) pour le mesurer. 

Leurs films partent en général d’une idée ou d’une inspiration commune, un sujet qui leur parle. “On s’appuie sur une matière sonore pour chercher des idées visuelles, des envies plastiques de mise en scène, apporter quelque chose en plus à cette matière”

Le travail de dérushage sonore s’étend sur plusieurs mois. Un long travail de tri autour des personnages, du sujet. De cette matière brute, elles commencent à extraire leur vision du film, à mieux cerner ce qu’elles vont raconter.

Puis, elles attaquent l’épine dorsale de leur animatique. La bande son est souvent bien plus longue que la durée finale du film: certaines phrases se transforment en dessin ou en musique. A la différence d’un storyboard traditionnel leur travail sur l’animatique mélange des sources éclectiques, qui interagissent de manière presque organique. “Les choses prennent leur place au fur et à mesure”. Jeanne et Cécile tissent leur récit, du son à l’image, de l’image au silence, du silence à la musique. L’image n’illustre pas le son, elle le complète, lui donne son sens, l’inscrit dans le sujet qui peu à peu prend forme dans la mise en scène. “on va poser une idée d’une image sur un son, qui va faire résonner ce son dans une direction inattendue et impacter les images suivantes”.

Pour le “COD et le coquelicot”, elles ont proposé au musicien de composer des thèmes sur lesquels elles viendraient construire leur récit. La musique leur a permis d’identifier clairement les climats de violence ou d’apprentissage.  Les mots et les images ont ainsi naturellement pris leur place. 

Leur duo est très complémentaire: elles travaillent en patchwork, elles se donnent mutuellement de l’unité et de la cohérence. Elles s’autorisent tout et bricolent une grammaire commune. Le fait d’utiliser principalement des techniques physiques (peu ou pas de logiciels) leur impose de chercher des idées simples et minimalistes, des astuces pour gagner du temps. La contrainte donne des idées ! “On ne dessine pas pareil”, (Jeanne est plus plastique et Cécile a un trait plus réaliste), “On essaie de trouver un intermédiaire entre nos deux penchants naturels. On va chercher chez l’autre le truc qu’on n’a pas. On se connait très bien et on se fait confiance. On se répartit les plans et parfois l’une repasse sur les plans de l’autre.”

Est-il envisageable de penser un prochain film en format long métrage? Pourquoi pas?… Mais la vie, le planning, les enfants, le travail…! Pour l’instant, aucun sujet ne s’est vraiment imposé.

Elles sont parties en mars 2023 en résidence pour leur prochain court métrage financé par France télévision et deux régions Les filles c’est fait pour faire l’amour” . Deux femmes sociologues/anthropologues du CNRS de Lyon les ont contactées pour réaliser un film basé sur une matière sonore qu’elles avaient déjà glané en menant une enquête sur la sexualité des couples hétérosexuels. Le film sera basé sur des entretiens sociologiques.

Cette résidence étant rémunérée, Jeanne a pu démissionner de son poste d’éducatrice pour se consacrer à temps plein au film, et rentrer pour une courte période dans le régime de l’intermittence qui lui permet de se concentrer sur ses projets. 

Pour Jeanne, naviguer entre son travail et ses films, entre deux mondes aussi différents, est acrobatique et parfois vertigineux. « Mais d’un point de vue global,  c’est génial d’avoir les deux. Mon travail est ancré dans la réalité, dans les rencontres. Émotionnellement, cela peut être fatigant, mais avec nos films, je dispose d’une bulle d’air créatrice, d’une soupape. Je suis chanceuse de pouvoir naviguer entre ces deux métiers, même si c’est précaire. »

Ni Jeanne ni Cécile ne vivent de leur art, et cette précarité n’est pas toujours simple à gérer. Le fait que Cécile soit enseignante est assez structurant pour leur organisation. Elles se retrouvent pour travailler pendant les périodes scolaires, et veillent à ménager du temps pour leurs vies de famille. Elles ont trouvé un équilibre et une véritable liberté de travail, à leur rythme. Très inspirées, elles ont très envie de continuer ce chemin de réalisation en duo. Chaque film est une occasion d’explorer de nouvelles idées graphiques et plastiques, de creuser des sujets qui ont du sens!

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« Esperança » ©Jeanne Paturle & Cécile Rousset

Filmographie:
Paul ” de Cécile Rousset
Les yeux fermés” de Jeanne Paturle
Je suis une voix” de Jeanne Paturle & Cécile Rousset
Le COD et le coquelicot” de Jeanne Paturle & Cécile Rousset
“Et ta prostate, ça va?”de Jeanne Paturle & Cécile Rousset
Esperança” de Jeanne Paturle, Cecile Rousset et Benjamin Serero

Site internet:
www.cecilerousset.com

 

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