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Portrait de Sophie Levie, responsable de l’exploitation des droits audiovisuels chez Casterman par Lisa Guéreau

On ne peut pas définir Sophie Levie en un mot ou deux. On ne peut pas non plus la réduire à sa fonction. Sophie Levie, c’est un parcours, une vision, des passions, des convictions. 

Enfant, elle voulait devenir écrivain. Mais en grandissant, elle s’est rendue compte que l’écriture n’était pas pour elle. Décrire un décor, une ambiance, développer des personnages, ce n’est pas son truc. Ce qu’elle préfère, c’est se plonger dans un bon livre, partir à l’aventure avec les héros, rester admirative de la patte du dessinateur, ou encore aller au théâtre ou être éblouie par l’animation d’un film. Peut-être que ses goûts lui viennent de son père, producteur belge de Billy the cat ou des épisodes du Voyage de Jules Vernes ? C’est après un parcours dont il faudrait trois jours pour le narrer que Sophie rejoint l’entreprise familiale. Elle fait ses premières armes sur la quatrième saison des Shadocks. Elle découvre le métier et c’est le coup de cœur. Même si elle nettoie les cellulos et remplit les nombreuses chemises des innombrables dessins à animer, elle aime ça. L’ambiance, les gens, tout. Alors elle continue et suit la formation de producteur de l’EAVE (organisée par le programme Média de l’Union Européenne) en 1995. Cinq ans plus tard, elle rentre chez Casterman. En tant que mordue de livres, cela tombe plutôt bien ! Elle s’occupe des droits audiovisuels (vendre les droits d’adaptation d’ouvrages du fond Casterman en vue de réaliser des œuvres audiovisuelles ou cinématographiques). Là encore, elle découvre et prend goût à l’univers de l’édition. Son spectre de tâches s’agrandit jusqu’à la gestion de tout ce qui est exploitation des livres en dehors des réseaux classiques, c’est-à-dire, en dehors des librairies et cession de droits à l’étranger. Comme elle le dit en rigolant : “en fait, tout ce qui est un peu bizarre, c’est moi”. Depuis maintenant 23 ans, elle lit les livres, en sélectionne, discute avec les auteurs, et va de salon en salon. Elle suit d’un regard critique mais toujours attentif et bienveillant ceux qu’elle appelle ses bébés. Si le côté créatif peut parfois lui manquer, elle ne changerait pas pour autant son métier. Elle l’adore et elle nous le raconte.

 

« Il n’y a pas de journée type. Mais parmi mes tâches, j’ai préparé dernièrement une fiche de poste pour engager quelqu’un, appelé un auteur pour discuter d’une proposition qui m’a été faite pour savoir s’il est d’accord, envoyé un contrat pour signature, rempli des déclarations SACD etc. On prépare également des fiches de lecture, des newsletters. On envoie les livres. Parfois, les auteurs viennent nous voir, mais il y a beaucoup de démarchage. Il y a des salons organisés par la SCELF (Société civile des éditeurs de langue française) qui s’appellent Shoot the book pendant lesquels on rencontre des producteurs sur des thématiques qui peuvent les intéresser.  Ce type de rencontres a lieu environ toutes les six à huit semaines. En mars, c’était Séries Mania par exemple. C’est pour ces événements  que l’on fait les fiches de lecture. On essaie de voir le parcours des gens pour savoir à quel réalisateur on aurait envie de confier un livre, quel producteur serait susceptible de le produire. Un gros travail de recherche. C’est bien, mais c’est certainement quand l’auteur ou le producteur a le livre sur sa table de chevet et qu’il l’aime que c’est le plus efficace.

En fait, mes journées sont vraiment des journées. Il n’y a pas deux jours qui se ressemblent. J’adore !

 

Comment sélectionnez-vous les livres en vue d’une nouvelle adaptation ?

« Je me demande, si moi, je regarderai l’adaptation. Ensuite, c’est en fonction des personnages, s’ils sont bien caractérisés, si les arches narratives sont assez développées etc. Ça se fait généralement assez naturellement. Et puis, parfois, il y a des histoires de timing. Il y a quelques années de cela, j’avais trouvé un producteur prêt à adapter un livre que j’aime beaucoup, d’un album, pour moi, fondateur de la BD, Le Grand pouvoir du Chninkel. Mais la même année est sorti Le Seigneur des anneaux… Il y a des films après lesquels on ne passe plus.

 

Est-ce qu’il y a des BD plutôt faites pour l’animation ou bien, plutôt pour la prise de vue réelle ?

« C’est compliqué. On a une grande variété d’auteurs. Et certains ont une patte très caractéristique. La modélisation ou le passage à l’animation perd parfois certaines subtilités du dessin. Ce sera « à la manière de ». Je ne suis pas certaine qu’un long métrage d’animation donne un maximum de visibilité à l’univers graphique. Autant j’adore l’animation, autant je me rends compte que c’est un public de niche (bien qu’il grandisse). Et comme c’est un public de niche, on a du mal à trouver les financements. Alors que la prise de vue réelle permet d’aller toucher un public beaucoup plus large. Comme mon rôle est de donner un maximum de visibilité à l’univers, je suis obligée de me tourner plutôt vers la prise de vue réelle. Par contre, il y a des univers qui ne se prêteraient pas à la PVR comme Le Château des animaux de Félix Delep. Le loup de Rochette pourrait être tourné en images réelles mais perdrait probablement beaucoup de ce qu’apporte le dessin aux expressions du loup. Il y a des univers qui peuvent se prêter aux deux techniques, comme La Guerre des Lulus dont l’adaptation est sortie en janvier dernier. Je trouve que le film est vraiment chouette. Les enfants adorent. Mais on pourrait aussi pu en faire une série façon Les grandes grandes vacances. Il faut moyenner entre la visibilité et la technique la plus adaptée, mais ça se fait assez naturellement.

 

Est-ce qu’il y a des BD plutôt pour le monde francophone et d’autres pour l’international ?

« Nous travaillons essentiellement pour le marché français. Si ça passe les frontières, tant mieux, c’est une bonne surprise. Mais la BD est un phénomène plutôt francophone. Les américains lisent des comics, les japonais des mangas. C’est difficile d’exporter cela en dehors de nos frontières.

Par exemple, si un auteur fait une BD western ou un autre, dans l’Angleterre victorienne, il n’y aura probablement pas d’adaptation. Les producteurs français ne pourront pas financer. Les américains n’y auront pas accès parce qu’il n’y a pas de traduction et les anglais auront l’impression qu’on vient marcher sur leurs plates-bandes. Par contre, l’animation jeunesse voyage beaucoup mieux. On vend sans doute Ernest et Célestine dans des endroits où le livre n’a jamais été vendu. Il vit sa vie en tant que film. 

 

Quel regard portez-vous sur le monde de la BD, les adaptations et la place de la femme ?

« Si on parle de la femme en tant qu’autrice, il y a encore du travail. Si c’est en tant que femme représentée, ça va mieux. Il ne faut pas oublier qu’il y a vingt ans, la bande dessinée, c’était 85% de lecteurs mâles entre 15 et 50 ans. En autrice, il y avait quelques femmes comme Florence Cestac, Bretecher etc., mais elles étaient vraiment très peu. Et le monde de la BD était, il y a 40-50 ans, horriblement machiste. Donc, cela a vraiment bien évolué. 

Maintenant, le regard sur la femme, c’est le même que partout ailleurs. Je suis vraiment pour une égalité tant au niveau des histoires qu’au niveau des talents, mais il va falloir du temps. Mais cela va se faire ! En tout cas, nous allons dans la bonne direction.

Dans mon travail, il y a beaucoup de femmes. Le monde de l’édition est un monde très féminin, surtout en jeunesse. On n’est pas mauvais d’un point de vue parité. 

Alors pourquoi dans l’audiovisuel, c’est différent ? Je ne sais pas. Le goût du risque peut-être ? En tout cas, j’admire les producteurs et les productrices qui passent des années à se battre pour des projets. 

Les choses changent. Lentement, c’est vrai, mais elles changent. Mon père ne lisait pas de BD. Il y a 15-20 ans, les directeurs de chaines n’en lisaient pas forcément non plus. Maintenant, nous avons une génération entre 35 et 50 ans qui a baigné dans la BD et l’animation. Ils ont donc un regard complètement différent. Il y a un attrait. 

Pour un financier, voir arriver un projet qui a déjà été adoubé par un éditeur ou par le marché, est une sorte de garantie. Ce n’est pas idéal pour la création originale, mais c’est vrai que ça nous sert. Ensuite, ce n’est pas parce qu’un livre est bon qu’il fera un très bon film. Et l’inverse également. Parfois, le film est meilleur que le livre. Tout ça, c’est une question d’histoire.

D’ailleurs, mon dernier coup de cœur, même s’il n’est pas récent – je ne l’avais pas vu à sa sortie – c’est Calamity. L’animation est très belle. J’aime ce personnage de petite nana frondeuse, qui va à son destin, qui s’en sort en utilisant les moyens permis dans ce contexte. Finalement, c’est une histoire très contemporaine. C’est une foutue emmerdeuse pour son époque. Elle refuse et transgresse les règles qui lui sont imposées par son sexe et son époque. Je trouve ça chouette pour les enfants, ce modèle. On est loin de La Reine des neiges (rire).

 

Si vous deviez choisir un roman ou une BD ?

« Le magasin général de Tripp et Loisel. On prend le temps. J’adore. Je dévorais les albums. Quand il y en avait un qui sortait, mon petit rituel, c’était de prendre la pile et de tous les relire. C’est une histoire d’émancipation et d’ouverture à l’autre, une vie dans un petit village du Québec des années 20. C’est une femme qui doit apprendre à gérer une boutique alors que son mari vient de mourir. Elle va comprendre ce qu’elle peut apporter au village et son importance pour la communauté. Et puis, c’est chaleureux, drôle. Dans les dessins, il y a plein de détails. C’est magnifique ! Il faut les lire. 

 

Pour finir, pourquoi apportez-vous votre soutien à LFA ?

« J’aime l’animation. J’aime discuter et échanger avec des plus jeunes que moi. Je trouve ça toujours enrichissant. On vit dans le même monde mais on n’a pas le même regard. C’est vraiment intéressant. Et pour moi, la transmission et le partage sont très importants. Qu’est-ce que je ferai de ce que je sais si je ne le gardais que pour moi ? A quoi cela me servirait-il ? Et c’est aussi par amitié parce que je connais beaucoup de gens au sein de l’association. »

Portrait – Sophie Levie par Lisa Guéreau