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Ghislaine Pujol, scénariste et directrice d’écriture

par Zoé Guiet

 

Peu avant les fêtes de fin d’année, j’ai eu l’occasion d’échanger longuement avec Ghislaine Pujol, scénariste et directrice d’écriture en activité depuis plus de vingt ans. Elle a posé sa patte sur de nombreuses séries dont certains titres devraient vous rappeler des souvenirs : Spirou et Fantasio, Kid Paddle, Code Lyoko, Boule et Bill, Imago, et plus récemment Marblegen, Team Dronix ou L’Armure de Jade, entre autres… Si depuis 10 ans elle œuvre presque exclusivement comme directrice d’écriture, Ghislaine se considère avant tout comme scénariste. Et j’ai pu constater que rien ne l’anime plus que la passion de la narration – sous toutes ses formes.

 

Ghislaine au travail et son sosie Playmobil officiel (dixit sa nièce).

 

Enfant du petit écran, marquée par Le Secret des Sélénites, Le Baron de Munchhausen ou La Bataille des Planètes, Ghislaine absorbe les codes de l’audiovisuel en grandissant. Petite déjà, elle aime se raconter des histoires à travers ses jeux d’enfants. À la maison, les Playmobil sont utilisés dans un jeu très élaboré où elle forme deux groupes de personnages : les acteurs jouant une scène et une équipe de tournage qui les filme. Le jeu se fait dans le silence, les personnages se déplacent dans le décor et les scènes se développent dans sa tête. Déjà, Ghislaine montre sa curiosité pour la façon dont on fabrique les choses. Quand elle aime un truc, elle a « besoin de rentrer dedans, voir comment ça marche et le faire [elle-même]. » Avec les copains, dans la cour de l’école, elle rejoue les épisodes de série vus la veille, comme ceux de Capitaine Flam. « Comme j’étais une fille, on me disait de jouer Joan. Et je finissais toujours attachée à un arbre ou un radiateur, en bonne demoiselle en détresse. Là, j’ai compris que je voulais écrire, pour avoir des personnages féminins qui sauvent aussi des hommes – ou des femmes, d’ailleurs ! » Fana d’Alice Détective, une série de La Bibliothèque Verte, Ghislaine écrit ses propres épisodes une fois venue à bout des tomes existants.

 

Extrait d’un western Playmobil maison ; couvertures de romans écrits à l’adolescence.

 

À 13 ans, elle fait la rencontre du jeu de rôle, une activité qui lui permet de développer sa passion pour la narration, et d’acquérir de nouvelles compétences en tant que maître du jeu : la création d’architectures scénaristiques interactives, l’acting et l’improvisation pour mieux rebondir sur les apports des joueurs. Une intense gymnastique pour son imagination ! Elle se passionne également pour la science-fiction, un genre qui réconcilie son côté résolument geek avec sa curiosité pour les grandes abstractions, les questions ontologiques et les dilemmes moraux. Étudiante en philosophie, une discipline « carrée et barrée », Ghislaine rêve bientôt de devenir scénariste… Mais rien ne la prédestine à rallier les rangs de l’audiovisuel. Elle commence alors à passer les examens pour devenir prof… Quand sa tante lui transmet un article de presse sur le Prix Sopadin 1999. En l’espace d’une semaine, Ghislaine convertit un roman qu’elle avait écrit en script pour concourir et se hisse parmi les finalistes. Si elle n’est pas lauréate, cette occasion lui permet de rencontrer des professionnels de l’audiovisuel et du cinéma. Les organisateurs du Prix Sopadin, voyant son appétence pour ce métier dont elle ne connaît pas grand-chose, lui conseillent de se former au CEEA (Conservatoire Européen d’Écriture Audiovisuelle). Dans la foulée, Ghislaine décide de passer le concours d’entrée… et elle est acceptée ! 

Montée à la capitale, Ghislaine se forme au scénario et commence à créer son réseau au CEEA. Elle peut compter sur le soutien de ses parents, rassurés par le sérieux de cette formation très sélective. À l’époque, si la fiction attire Ghislaine, elle ne se retrouve pas dans le paysage audiovisuel. À l’issue de ses études, quand on lui propose d’intégrer M6 Kids en tant que lectrice, elle y saute à pied-joints. Là, elle découvre des projets dont les genres sont plus représentatifs de ses goûts, comme la SF. Devenue conseillère artistique lors d’un remplacement de congé maternité, elle suit de près l’écriture de nombreuses séries : « Avant de passer aux notes techniques, je lisais avec mon émotionnel, je ne cherchais pas les défauts mais à ressentir l’épisode. Je me mettais à la place du spectateur : est-ce que je suis embarquée ? est-ce que ça me fait tripper ? » Mais quand on lui propose un CDI, Ghislaine décline : « J’avais l’impression qu’on attendait de moi que je fasse des notes même quand il n’y avait pas de notes à faire. En plus, si je restais là, je risquais de vouloir écrire des histoires à la place de celles et ceux que je lisais, et je ne voulais pas devenir une scénariste frustrée dans une chaîne de TV.» 

Ghislaine débute une nouvelle expérience salariée : cette fois, elle est chargée d’encadrer deux autrices sur leur projet original. Expérience de courte durée : elle découvre, trop tard malheureusement, que les créatrices n’ont ni contrat, ni rémunération. « À l’époque je débutais et pour moi il était absolument inconcevable qu’on commence à travailler sans contrat ni rémunération ! » Il se trouve que, pour les auteurs, c’est d’une triste banalité… Après cette mésaventure, Ghislaine se lance dans l’écriture en espérant s’appuyer sur le réseau acquis chez les diffuseurs. Ses débuts comme scénariste sont compliqués, elle ne signe que quelques épisodes ici et là, et doit compter sur le soutien de sa compagne pour persévérer… « Je me demandais si j’allais y arriver. Je n’arrêtais pas de refuser des CDI et on ne me proposait rien côté écriture. » Sa première direction d’écriture sur le développement de César et Capucine est un constat d’échec, le genre du preschool bridge n’est pas son terrain de prédilection. Depuis ses débuts en anim’, son terrain de jeu favori est celui du 26 minutes, de l’action/aventure. « Ce qui m’a sauvé c’est que, comme je n’avais pas de boulot, j’écrivais des projets on spec. Je les montrais et les producteurs pouvaient apprécier mon univers perso. » Et enfin, la chance commence à tourner : Ghislaine signe 6 épisodes sur Les Légendaires, puis remporte le concours TFOU d’Animation avec Banki & Frost. Elle y fait la rencontre de Stéphanie Gerthoffert, conseillère artistique chez TF1. À l’époque, TF1 développe Marblegen avec Monello et Ghislaine se voit proposer d’écrire un épisode. Le développement est compliqué, le projet peine à trouver ses marques… Mais quand TF1 et Monello reçoivent le script de Ghislaine, ils sont persuadés d’avoir trouvé l’ADN de Marblegen. Ghislaine se retrouve propulsée à la direction d’écriture. « Ça a été ma meilleure direction d’écriture. Je pèse mes mots : c’était idyllique. J’avais la confiance de la production, celle de TF1, j’avais un super contact avec l’auteur de la série… Si c’était à refaire, je resignerais tout de suite ! » 

Après 10 ans sur Paris, Ghislaine retourne vivre à Toulouse pour suivre sa femme qui profite d’une mutation professionnelle pour revenir dans leur région natale, où le rythme de vie lui correspond mieux. Ghislaine apprend le travail à distance, ce qui n’a rien de compliqué pour cette geek qui tchate via IRC (un protocole de tchat en ligne, ancêtre de Messenger pour les plus jeunes qui nous lisent). Être correctement équipée pour le télétravail et savoir travailler avec une équipe à distance est une nécessité dont Ghislaine enseigne les arcanes à La Cité des Scénaristes. Elle n’y est pas seulement formatrice, elle est aussi compagnonne auprès des apprenant⸱e⸱s. 

Quand je demande à Ghislaine à quoi ressemble une journée de travail type pour elle, sa réponse ne me surprend pas mais elle me déculpabilise : une journée de travail c’est être disponible de 9 à 18 heures, certes, mais ça peut aussi être de regarder des films ou des séries pour se nourrir, d’être affalé sur le canapé pour réfléchir à son texte ou laisser son esprit vagabonder sur une problématique, voire d’écouter de la musique… « Quand j’étais gosse, j’avais une playlist qui s’appelait Mon roman de musique où j’avais aligné des morceaux qui m’évoquaient des scènes. Quand je prenais la voiture pour aller chez mes grands-parents, après une heure et demie de trajet, j’avais imaginé un film », dixit celle qui aime autant le métal que le jazz rock. Scénaristes et aspirants scénaristes, arrêtez de culpabiliser : il faut savoir faire feu de tout bois, et même des moments d’apparente procrastination ! Avant de se précipiter sur son clavier, Ghislaine aime brainstormer sur papier… Elle oublie de mentionner que les promenades avec Prospero, son chien d’eau espagnol avec qui elle fait de manière ludique du mantrailing (de la recherche de personnes disparues), lui permettent aussi de laisser son esprit cheminer sur ses projets et trouver des solutions aux problématiques narratives les plus agaçantes. Une fois qu’elle tient une structure convaincante, c’est seulement là qu’elle passe sur l’ordinateur. « Je me considère comme une scénariste plutôt lente. J’ai besoin d’énormément de temps en amont. Ce temps qui n’est pas rémunéré, qui n’est souvent pas comptabilisé dans les plannings, c’est un temps qui est essentiel pour moi afin d’obtenir de la qualité. Je suis comme un vieil ampli, il faut faire chauffer le matériel pour que le son devienne chaud et agréable. » 

Un diesel Ghislaine ? Peut-être… mais un diesel rudement efficace : depuis 2001, elle a travaillé sur une centaine de projets de séries animées ! Elle se dit pourtant monomaniaque, préférant favoriser un projet à la fois : « J’ai besoin de rentrer dedans et d’écrire plusieurs épisodes, plutôt que de multiplier les séries – ce que le marché tend pourtant à proposer, rares étant les producteurs s’engageant à donner plusieurs épisodes à un même auteur. » Si Ghislaine fait tout pour éviter de papillonner, c’est pourtant sans compter les projets on spec ou en développement sur lesquels elle planche en marge de ses missions pro. Rassurez-vous, Ghislaine n’est pas sans failles… « Je suis très intimidée par tout ce qui est preschool. Raconter des histoires aux tout-petits, c’est un talent particulier. Moi, je n’ai jamais su le faire. Quand je racontais des histoires à ma nièce, on a tout de suite été dans des récits très conflictuels. Je ne suis pas quelqu’un de doux, voilà. […] Je suis quelqu’un d’assez sombre dans mes univers. J’aime David Lynch et le bizarre, ce sont des choses qu’on ne peut pas faire quand on travaille pour la jeunesse… » 

En tant que spectatrice, Ghislaine aime être bousculée et surprise, voire dérangée. « Les outils scénaristiques, c’est bien de les connaître pour rendre les choses carrées et s’assurer que le spectateur suit. […] Je comprends qu’on les utilise pour certains projets formatés, mais je pense qu’un auteur doit savoir s’éloigner de la théorie et du reproductible. À trop vouloir mettre des règles, à trop systématiser, on restreint le champ des possibles pour la narration. »

 

Prospero et Ghislaine suivent une piste. © Elodie Fargère

 

Vous n’êtes pas sans savoir que, à l’heure où j’écris ce portrait, le secteur de l’animation traverse une passe difficile : réduction des besoins étrangers de prestation française, baisse des recrutements, développements gelés, studios en difficulté, voire en redressement judiciaire… Ghislaine constate elle aussi qu’il « y a un repli global sur soi de tous les pays, c’est de plus en plus difficile de coproduire. La crise est structurelle. » Mais alors, quelles conséquences sur nos futurs récits et sur le travail des scénaristes ? « Peut-être va-t-il falloir faire des projets moins ambitieux ou plus courts. » Ghislaine reste résolument optimiste : « En ce moment la situation est compliquée, notamment en développement, mais c’est une formidable opportunité pour proposer des projets personnels qui pourraient être optionnés par les producteurs. C’est peut-être l’occasion de remettre le créateur au centre de la machine. » 

En 20 ans, Ghislaine a eu l’occasion de constater que les conditions de travail pour les scénaristes se sont durcies, qu’il y avait des défaillances à réparer pour mieux travailler ensemble. C’est notamment pour cela qu’elle s’est engagée au sein de La Guilde Française des Scénaristes. Elle aimerait voir ce métier revalorisé par une meilleure rémunération, un statut plus protecteur, une plus grande reconnaissance et par la promotion de pratiques plus vertueuses. À l’heure où les studios se concentrent dans de grands groupes, la force des scénaristes, par nature isolés, faiblit : « La concentration des productions en grands groupes, c’est quelque chose qui, en termes financier et artistique, m’inquiète. Il y a de moins en moins de guichets auxquels se présenter. Sans parler du coup porté à la capacité de négociation des scénaristes, puisque les services juridiques et RH sont mutualisés. » 

Qu’en est-il de la menace que fait planer l’IA générative sur les métiers créatifs, autre inquiétude qui monte, qui monte, ces dernières années ? « C’est stressant. Mais si les scénaristes s’en emparent, non pas pour être plus productifs mais pour être plus créatifs, pour écrire mieux, ça peut devenir un puissant outil de plus dans notre escarcelle, aux côtés d’un Final Draft par exemple. Je trouverais catastrophique que les producteurs s’en saisissent pour remplacer les scénaristes. On ne peut pas se passer des auteurs. Il faut les respecter, leur faire confiance. » 

Tout au long de notre échange, Ghislaine parle souvent d’artiste-auteur pour définir le scénariste. Je lui demande pourquoi ce terme lui tient tant à cœur : « On a tendance à résumer le scénariste comme un technicien de la narration. On l’appelle souvent pour mettre de l’ordre dans le génie d’un autre, souvent visuel. Être scénariste, ce n’est pas être technicien ou magicien, c’est un artiste professionnel. C’est quelqu’un qui crée du « sens », du « point de vue », du « personnage ». Le scénariste amène un discours, un univers, bref, ses tripes. » 

Je ne peux pas m’empêcher d’interroger Ghislaine sur sa vision de la direction d’écriture, elle qui oscille entre l’ouvrier et le chef de chantier. « La direction d’écriture, c’est un poste défini assez clairement par la convention collective. Mais dans les usages, chacun fait un peu à sa sauce. Les responsabilités sont souvent mal comprises : oubli de l’aspect management d’équipe, circonscription du travail à la production de notes lapidaires… ces pratiques peuvent créer de la souffrance. Je pense qu’il faut redéfinir précisément ce poste et poser une charte. » C’est d’ailleurs un des chantiers de travail relancé par La Guilde pour répondre aux problématiques que les scénaristes constatent sur le terrain. Au début de sa carrière, Ghislaine confie qu’elle sentait plus d’enthousiasme autour de l’écriture… « Je suis persuadée que tous ces défauts qui émaillent les séries d’animation aujourd’hui sont liés à la peur. La peur d’être mal interprété, la peur de ne pas réussir à livrer dans les temps, la peur de ne pas être validé par la chaîne… La peur ruisselle jusqu’à tous les départements, elle devient contagieuse et elle tue la confiance et l’enthousiasme dans l’écriture. » 

Mais, fort heureusement, l’enthousiasme n’est pas mort : il est là quand les bonnes personnes se rencontrent sur les bons projets au bon moment, et il est encore là quand le projet rencontre son public après avoir déjoué les embûches. « Je rencontre aujourd’hui des gamins de vingt ans qui ont regardé les projets sur lesquels j’ai travaillé. Quand ils me disent que ces séries ont eu un impact sur eux, ça me donne la patate pour écrire et porter d’autres projets. Il faudrait que nous qui écrivons, qui produisons, qui fabriquons, qui diffusons de l’animation, on garde ça en tête », scande Ghislaine. Alors quels conseils donner aux jeunes générations qui voudraient se lancer dans l’écriture afin qu’elles gardent l’enthousiasme nécessaire pour porter de nouveaux imaginaires ? « Tenez bon. N’acceptez pas n’importe quoi pour débuter : cheap un jour, cheap toujours. Montrez ce que vous savez faire. Faites du spec script sur des formats pour lesquels vous voulez travailler. Écrivez des choses qui vous plaisent. Et une fois que vous avez identifié des gens biens, travaillez avec eux. Quand ça marche, quand il y a une émulation, qu’on fait de belles rencontres, qu’il y a de l’enthousiasme, on s’éclate. On fait vivre des personnages, on raconte de belles histoires et des choses qui ont de l’importance. C’est une satisfaction incroyable, au-delà du divertissement et de la joie apportées au jeune public, de se dire qu’on porte un message qui va peut-être faire évoluer et changer la jeune génération. Les seules vraies questions qu’on devrait se poser sur les textes, ce sont : qu’est-ce qu’on raconte au jeune public et comment transformer son monde ? »

 

L’équipe du Maître des Licornes en pitch au Cartoon Forum 2024. © Cartoon Forum

 

En parlant de révolution, je demande à Ghislaine si elle trouve que la place de la femme a évolué favorablement depuis 20 ans en animation. Celle qui se définit comme une geek ayant intériorisé les codes des garçons acquiesce mais reste prudente : « On n’est pas à l’abri de répéter des clichés pour les avoir vus. » Quelle hygiène de travail adopter pour éviter de reproduire les stéréotypes éculés ? « J’écris sans me poser de questions mais une fois que j’ai écrit, je m’en pose tout un tas : qu’est-ce que je raconte ? qu’est-ce que je dis sur les personnages ? est-ce que je tombe dans un cliché inverse ? J’essaie de trouver l’équilibre et d’avoir des personnages qui répondent à toutes les chapelles. » 

Quand je demande à Ghislaine si le fait d’être une femme lui a déjà posé problème dans sa carrière, elle me répond dans un éclat de rire. « Ça n’a jamais été un frein dans mon parcours car j’ai la chance de ressembler à un Playmobil ! » Je reprends ma respiration pendant que Ghislaine retrouve son sérieux. « J’ai eu la chance de ne pas vraiment souffrir du fait d’être une femme, contrairement à nombre de mes consœurs harcelées ou systématiquement orientées vers des projets preschools. »  J’insiste un peu… vraiment ? Rien à déclarer ? Elle réfléchit… « Je me souviens juste d’un cas où j’avais proposé une course-poursuite en avion. Et le directeur d’écriture m’a demandé si, moi, une fille, j’allais savoir l’écrire… J’ai répondu que j’avais vu Top Gun et que ça ne devrait pas poser trop de problème. Sachant que mon papa était dans l’armée de l’air, c’était vraiment marrant ! » 

Si, côté écriture, on essaie d’interroger le plus possible nos récits et nos représentations, Ghislaine déplore que côté visuel, ça traîne encore un peu. À son sens, deux raisons : les habitudes graphiques héritées depuis des décennies et les contraintes de certaines techniques d’animation. « Quand j’étais prof en école d’anim’, un étudiant m’avait expliqué qu’ils utilisaient comme références des modèles de cycle de marche féminine et masculine : les mêmes, depuis 40 ans ! L’homme marche avec les bras bien tendus, l’air fort, pendant que la nana ondule, avec les seins et les fesses qui chaloupent… Quand je les interrogeais, certains étudiants me répondaient que, quand ils animaient, ils avaient aussi envie de se faire plaisir… » Ghislaine lève les yeux au ciel, agacée. « C’est dur de lutter contre des visuels qui plaisent et qui pourtant disent tellement sur le statut d’une femme ou d’un homme dans une œuvre… Le scénario n’y peut pas grand-chose : tu as beau écrire en y prêtant attention, tu n’as pas toujours la main sur ce qu’il se passe après. […] Le souci, c’est aussi la fabrication : en 3D, on fait des vêtements moulants pour éviter de faire du cloth, techniquement contraignant et plus onéreux. Il faut faire le tri entre la contrainte technique et le mauvais design sexiste qu’on a pu hériter de la Japanim. » 

Heureusement, la féminisation des métiers, dans les équipes de fabrication, aux postes décisionnels mais aussi chez les diffuseurs, a permis d’aller dans le bon sens pour proposer de nouvelles représentations. Les formats plus longs permettent aussi de déjouer les clichés et de développer des personnages plus complexes. Si, chez les scénaristes, on atteint quasiment la parité, il y a encore du travail : « On s’aperçoit que les femmes sont surreprésentées sur les projets courts et preschool, alors qu’on confie plus volontiers aux hommes les projets dit premium, ceux qui sont mieux payés et où les enjeux sont plus forts. » Pour autant, Ghislaine reste vigilante quant aux effets pervers d’une surfocalisation sur les enjeux féministes dans la création de contenus : « Le risque, c’est de faire des choses entre femmes qui laissent les garçons en dehors. Aujourd’hui, les jeunes femmes sont de plus en plus impliquées et se reconnaissent dans les sujets féministes – et c’est formidable – pendant que les garçons ne les comprennent plus et se renferment dans le traditionalisme », constate celle que la montée d’un masculinisme toxique sur les réseaux inquiète. C’est aussi pour cette raison que Ghislaine cherche à explorer d’autres façons de raconter des histoires, trouvant de l’inspiration du côté de la théorie de la Fiction-Panier, posée par Ursula K. Le Guin, qui dénonce les structures narratives très masculines où la figure du héros, l’antagonisme, la force et le champ de bataille prévalent. Ce n’est donc pas par hasard que Ghislaine apprécie, en fiction, le travail de Céline Sciamma qui cultive efficacement l’art d’un rythme lent ou le manga Utena de Chiho Saitô qui revisite sous l’angle féministe, les tropes martelés par Disney.

 

Ghislaine comme un poisson dans l’eau à Annecy. © Suaëna Airault

 

Que peut-on souhaiter à Ghislaine pour la suite ? « Mon rêve, c’est de refaire un Ulysse 31 ou un Capitaine Flam. J’aimerais aller vers du feuilletonnant, de l’ado. » Mais aussi trouver un endroit où l’animation s’autorise à intégrer de l’étrange, du contemplatif, du perché, comme pouvait l’incarner Serial Experiments Lain, une série qu’elle affectionne tout particulièrement. En attendant, elle travaille déjà sur un projet qui pourrait lui offrir un terrain de jeu similaire : adapter l’opéra de Richard Wagner, L’Anneau du Nibelung, sous un angle résolument féministe. « J’ai hâte que ce projet passe à l’étape supérieure. » Je dois avouer qu’en écoutant Ghislaine me partager sa vision de ces opéras et ses pistes d’adaptation, j’ai moi aussi très hâte de découvrir le résultat. S’il n’y avait qu’une chose à retenir de cet entretien avec Ghislaine Pujol, c’est l’enthousiasme et la passion qui l’animent. Pour l’animation et les projets sur lesquels elle travaille, mais aussi dans sa défense des artistes-auteurs et du travail d’écriture. En l’écoutant, je réalise qu’il est urgent de ramener un peu de bienveillance et de reconnaissance autour de ces métiers pour que nos récits et imaginaires puissent continuer de façonner des futurs désirables. 

Zoé Guiet

Ghislaine Pujol, scénariste et directrice d’écriture – par Zoé Guiet